La langue, archipel de l’ambigüité – Un abécédaire (Un retour sur une semaine d’ateliers d’écriture et plus…)

La langue, la meilleure… ou la pire des choses ? La langue, moderne réincarnation de la figure de Janus[1] ? Quand l’une des faces nous ouvre à la rencontre et au partage, l’autre nous confinerait dans une identité bornée, nous enfermerait dans une case essentiellement administrative, nous ouvrirait (ou nous fermerait) un droit ?

Ce questionnement nous a conduits à proposer, dans le cadre de l’Université de printemps 2014 de Lire et Ecrire, cinq jours d’ateliers d’écriture sous l’intitulé : ‘L’atelier d’écriture, outil ou défi pour une formation à l’interculturel’.

Le retour que nous en proposons ici prend la forme d’un kaléidoscope mêlant descriptifs d’ateliers, réflexions sur le rapport entre ‘langue’ et ‘intégration’, brève mise au point sur ce qu’est et permet l’atelier d’écriture, portraits et témoignages.

Pascale LASSABLIÈRE
Michel NEUMAYER

 


 

(NB. Les ateliers évoqués ici ont été publiés dans deux ouvrages :

  1. Créer en éducation nouvelle – Savoirs, imaginaires, liens au cœur des ateliers de lecture et d’écriture » (M.Neumayer et alii – Chonique sociale 2018)
  2. Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé (O+M.Neumayer, ESF Editions 2003)

 


 

« Le jour où je me suis emparé de la langue française, j’ai perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. Ma langue d’origine a perdu son statut de langue d’origine. J’ai appris à parler comme un étranger dans ma propre langue. Mon errance entre les deux langues a commencé… je ne suis donc ni japonais ni français. » Akira Mizubayashi[2]

Notre idée était de questionner les ambigüités de relation entre langue et intégration ; d’entrer par la pratique dans quelques usages émancipateurs ou, au contraire, aliénants d’un médium que l’on pourrait croire neutre. Quelle pratique ? Celle d’ateliers d’écriture à partir desquels chacun aura tout loisir d’interroger ‘de l’intérieur’, à partir de son propre vécu, les raisons mêmes d’entrer (ou non) dans la langue d’un ‘pays d’accueil’, de répondre (ou non) à une demande de cet ordre.


 

A comme atelier 

Bruxelles mobilité’
Un dispositif d’atelier / Une écriture au service du lien

« Le visage est plus que le visage : il fait énigme, il porte le temps,
son temps. » Emmanuel Levinas[3]

Dans ce dispositif, le recours à l’écriture sert l’idée d’humanité commune au sein même de la diversité. Diversité de langues, de cultures, de préoccupations au cœur d’une même ville, Bruxelles.

Il est basé sur la fiction d’une ‘fête de la mobilité’. À cette occasion, la ville de Bruxelles aurait mis une ligne spéciale de bus au service des citoyens pour faciliter leurs déplacements. L’idée étant que dans un même bus les voyageurs finissent par se raconter leur vie, leurs joies et leurs peines. Que la langue, ce jour-là, plus que tout autre, les relie.

Temps 1. Le cadre
Comme toujours, l’atelier commence par un temps de l’effervescence et de recherche de mots (ici sur ‘Bruxelles mobile’). Puis il s’agit d’installer le cadre : ce sera celui d’un bus spécial, le 28, dont nous dessinerons l’itinéraire (fictif) sur le plan de la ville.

Temps 2. Le temps du personnage
Sur la base de portraits-photos très divers (âge, couleur de peau, sexe) affichés, chacun choisit le personnage ‘qui lui fait signe’ et dont il épousera l’identité. Ceci à travers une série de petits flashs de la vie ordinaire : « ce que, moi personnage, j’ai mangé ce matin ; ce que j’oublie souvent ; mes vêtements préférés ; etc. » Lecture en petits groupes.

Temps 3. Le temps de la vacuité
Dans un moment d’attente, à l’arrêt du bus, les personnages passent en revue toutes des choses petites et grandes, en ce jour et en ce lieu, qui leur tournent dans la tête. Il en découle un texte, chacun dans sa bulle.

Temps 4. Transports… en commun
Le bus arrive (une série de chaises sont disposées en rangs parallèles). De station en station, les participants prennent peu à peu place. À chaque arrêt, lecture des textes des nouveaux venus.

Temps 5
Au terminus, ‘Tout le monde descend.’ Chacun produit un texte qui ‘ramasse’ tout ce qu’il a entendu. Lecture des textes.

 


 

S comme salmigondis

S comme salmigondis de synonymes / Quelques réflexions sur une page de dictionnaire La liste de mots que propose un dictionnaire en proximité sémantique plus en moins grande avec le terme ‘intégration’ est édifiante[4]. Là où ‘assimilation’ ou ‘fusion’ (les deux mots les plus proches selon le CNTRL) impliquent la disparition de l’état antérieur, ‘union’, voire ‘unification’ semble au contraire préserver les entités premières, quitte à les intégrer dans un ensemble plus vaste (exemple : les États-Unis). Quant à ‘incorporation’, on pense soit à l’armée, soit à une recette de cuisine. Avec ‘insertion’, on imagine que A entre dans B (‘insérer une lettre dans son enveloppe’). Que dire, en fin de liste de ‘adaptation’ qui renvoie à un travail d’ajustement à de nouvelles normes, de ‘affiliation’ qui signifie inscription au registre d’un ensemble plus grand ? Etc. Source : www.cnrtl.fr/synonymie/int%C3%A9gration/substantif

 


 

T comme témoignage

Que d’implicites derrière chaque expression ! Autant de nuances que des heures de formation en alpha ne suffiront pas à éclairer… C’est pourtant bien là, entre préservation de soi et transformation, entre ‘mêmeté’ et ‘ipséité’[5], que se niche le cœur de la question : quels mobiles et motifs d’apprendre une langue nouvelle un apprenant aurait-il ? que dire de possibles refus ? comment comprendre toute une palette d’attitudes ?

F comme Francis / Témoignage

Francis est engagé dans l’association des apprenants L’illettrisme Osons en Parler[6]. En 2005, il participait au projet de rédaction d’un livre L’illettrisme, il faut le vivre. À la page 92, on peut lire :

J’ai un message à faire passer
Je veux dire aux gens que les illettrés sont en difficulté, c’est vrai !
Mais il faut arrêter de dire qu’ils ne sont pas capables de se débrouiller dans la vie !
Francis

Lorsque Francis a commencé sa formation en alphabétisation, je voyais de grosses perles de sueur s’échapper de son crâne rasé. Nerveusement, il froissait en boule ses nombreuses tentatives, descendait prendre l’air, recommençait avec acharnement.

La dernière fois que j’ai vu Francis, il disait avoir fait beaucoup de chemin. Il disait sa découverte de la poésie et son amour des mots. Il disait : « Je suis tombé amoureux de l’écriture » et prenait plaisir à offrir des poèmes aux personnes qu’il aimait.

 


 

A comme atelier 

 1492, ou ce que dit la langue de la Rencontre des deux mondes » / Un dispositif d’atelier

À contrario du premier atelier, cette proposition (animée le 3e jour de l’Université de printemps) met à mal la vision consensuelle courante d’une langue qui ne serait que ‘trait d’union’. L’atelier a été inventé en 1992 au moment-même où, 500 ans après, le monde occidental ‘fêtait’ la découverte du Nouveau Monde[7]. On y découvre une palette d’usages sociaux de l’écriture qui, à travers les siècles, en ont fait une sorte de couteau suisse au service de la prise de pouvoir. Heureusement, dans une dernière phase consacrée à l’écriture du rêve, la part d’inconscient que nous portons tous ouvre une brèche salutaire. Celle d’un imaginaire (d’un inconscient peut-être) qui transcende les clivages, sans les annuler pour autant. Un possible ‘en-commun’, fenêtre ouverte sur une culture de paix à construire.

Temps 1. La langue, vecteur de prise de contact
Jeu de rôle sur l’arrivée des Conquistadors dans le Nouveau Monde. Si, dans cette séquence, ‘on parle’, c’est pour se saluer, s’accueillir même si on ne se comprend pas. Ici, ce sont plutôt les gestes qui disent les rapports de soumission ou la surprise.

 Temps 2. La langue outil de spoliation
Écoute du témoignage d’une sociologue algérienne qui narre comment, en 1830, les colons français, au prétexte qu’il n’y avait pas de cadastre, donc pas de documents écrits, se sont accaparé des terres indigènes.

Temps 3. La langue, support de l’imagination
Détour par une chronologie publiée dans la presse en 1992. Cette fois-ci, la consigne est de donner du volume, c’est-à-dire de traduire en récits, en fictions donc, des énoncés lapidaires tels que : « prise de X », « débarquement à Y », « troisième voyage vers Z ». On use des mots pour imaginer ce que l’on ne voit pas. On donne corps à des tableaux, des représentations où se mêlent réminiscences cinématographiques, lectures, fantaisie, gout du détail. Que l’on partagera.

 Temps 4. La langue et les codes graphiques pour rendre compte
Il s’agit à présent de produire différentes cartes des voyages de Christophe Colomb. Des dominantes sont proposées. Elles vont du plus réaliste (« Dessins des rivages pour leurs Gracieuses Majestés ») au plus étrange (« Topographie transgressive avec stratégie de déplacement ») en passant par le subjectif (« Les étapes du doute et de l’espoir »), le politique (« Amiral et baptiseur de terres »), le guerrier (« L’inconnu est dans la marge »). Cette phase se termine par la production de Lettres à sa Gracieuse Majesté.

Temps 5. La langue qui légifère et instaure la Loi
Production de règles d’organisation d’une société nouvelle dans un monde nouveau. Deux options : la Reine d’Espagne fait à l’Amiral dix recommandations pour gouverner ; Colomb ou Cortes établissent les dix premiers articles d’une Loi Fondamentale. Travail en écho avec Le Code Noir, texte de loi de 1685 rédigé par Louis XIV et qui définit le statut des esclaves dans les iles françaises.

 Temps 6. La langue des rêves, pont, territoire commun
Qu’ils soient ‘Indiens’ ou ‘Conquistadors’, les participants écrivent leurs rêves. Qu’ils soient fastes ou néfastes, ceux-ci font liens au-delà des inscriptions sociales, rappent notre commune humanité.

 


 

T comme témoignage

T comme Taleb et G comme Gusztav / Portraits 20 juin 2014. Journée mondiale du réfugié.Taleb vient d’Irak. Gusztav est Rom du Kosovo. Tous deux fréquentent Grappa (une asbl de Verviers qui organise des formations FLE pour adultes). Tous deux veulent cette fois-ci une action VISIBLE. Il faut FAIRE COMPRENDRE la situation réelle des réfugiés ! Faire passer le message aux passants et aux journalistes que ce sont d’abord des contraintes de survie qui poussent à quitter le pays : la guerre, la violence, la maladie, la famine, la pauvreté.Le groupe est débutant à l’oral. Les apprenants sont très motivés pour transmettre un message marquant, quelque chose qui touchera au cœur. Il faudrait des mots, et encore plus que des mots.Heureux hasard ? L’exposition temporaire sur Juan Miro vue au Centre culturel de Spa permet d’aborder la question de la transposition par un créateur d’une problématique humaine : Miro avait lui aussi quitté son pays, la guerre, le franquisme ; avait produit des affiches de soutien à ses compatriotes fuyant le pays.Tout cela avait fortement impressionné les apprenants. Que faire pour la journée du réfugié ? Taleb voulait travailler à partir de l’image de mains. Il avait une image précise en tête, mais pas les mots pour la dire. Les autres le suivaient avec confiance. Etait-ce sa détermination ? Etait-ce le sentiment qu’ils étaient aussi de ‘ceux qui partent’ ?Alors chacun a fabriqué une main qui portait le drapeau de son pays. Alors, d’essais en essais, ces mains ont fini par se disposer sur trois étages. Alors des mots sont arrivés. Des mots parlés dans l’urgence du travail. Des mots écrits sur l’installation-même car il fallait dire, noir sur blanc, ‘ce qui fait fuir’. Fuir pour rester en vie.

Ça c’est bon Taleb.
Après tu mets ça.
Le deuxième dessus ?
Couper ça.
Connais ?
Doucement Taleb, doucement.
Encore un peu. Là.
Ça va.
Allez Taleb.
Professionnel, hein ?
Comme ça, hein ?
Couper ça.
Doucement.
Avec le petit petit, hein ?
Oui, petit comme ça.
Doucement.
C’est bon ça.
Professionnel, hein ?
(Extrait des paroles de Gusztav)

 

 


I comme interpellations… /

Questionnement sur la langue. La langue, la meilleure… ou la pire des choses ? Cette question nous interpelle en tant que professionnels de l’alpha chargés de former des personnes à la maitrise d’une langue nouvelle (ou non). Elle nous interroge sur le sens de notre activité et sur notre ‘rapport aux prescriptions’ qui nous viennent des institutions ; sur les choix administratifs que font aujourd’hui nos pays quant aux critères pour l’intégration[8] ; sur un écart qui pourrait aller grandissant entre, d’un côté, les valeurs que nous portons à titre individuel, notre conception de l’accueil, notre représentation de ce que signifie ‘vivre ensemble au sein d’une même société’ et, de l’autre, les contraintes, notamment administratives et financières, qui pèsent sur notre travail et notre emploi de formateur.

La langue, la meilleure… ou la pire des choses ?… nous concerne en tant que linguistes. Nous devons admettre que le vaste champ des pratiques langagières n’est pas neutre. Au-delà de l’argument communicationnel (‘une langue, cela sert à parler avec d’autres’, un prêt-à-penser dans lequel on cantonne ordinairement la nécessité ‘d’apprendre une langue’), nous ne pouvons plus nous cacher à quel point les pratiques langagières sont traversées par la question politique. Nul besoin de recourir aux analyses sur la perversion des langues par les régimes totalitaires[9] ou de penser manipulation des esprits par la publicité ou les médias. Y aurait-il, au sein même des pratiques de l’alpha, au nom de la prééminence de la langue du pays d’accueil, une hiérarchie des langues ? Toutes ne se vaudraient donc pas ? L’argument de l’intégration avec son corolaire de l’accès à l’emploi, masque notre subordination, en pédagogie aussi, à des conflits, à des renversements de rapports de force dont, à l’échelle mondiale, nous voyons bien aujourd’hui la montée, aussi bien dans le commerce que la culture, la finance… et même dans la formation.

Et que savons-nous, au plan intime, dans la subjectivité, dans l’imaginaire de chacun, des effets de ‘l’imposition’ d’une langue commune ? Ce ‘passer-outre’ les langues de naissance, langue de la tribu, langue de la famille comme si l’expérience langagière que tout sujet fait depuis le jour de sa naissance était finalement de si peu face à l’impératif de l’insertion dans un pays dit ‘d’accueil’ !

La langue nous interroge enfin en tant que pédagogues. Comment aborder ces questions avec les apprenants eux-mêmes sans négliger par ailleurs les indispensables apprentissages ? Quelles situations imaginer qui invitent à questionner avec eux des idées toutes faites ? Et si c’était, au sein même des apprentissages, que se jouait la fameuse émancipation, antidote à l’instrumentalisation (la langue du pays d’accueil réduite à un simple sésame pour des papiers, pour un emploi).

 


 

T comme témoignage

M comme Mouloud / Portrait Mercredi 2 aout 2014. Mouloud s’est mis à lire à l’atelier il y a quelques mois. Ce mercredi, il dit être déprimé. « Je n’ai rien fait depuis 2 mois au moins, j’ai ma tête pleine, je n’en peux plus. » Cela fait des années qu’il cherche du boulot, comme mécanicien. Mais avec ses difficultés pour lire et écrire, il ne trouve rien. Je connais Mouloud depuis presque 10 ans. Il a mis 6 ou 7 ans pour obtenir des papiers. Jusqu’à sa régularisation, il travaillait à droite, à gauche dans des garages qui l’exploitaient, ne le payaient pas toujours. Entretemps, il a rencontré Bénédicte qui est devenue sa compagne. Mouloud a une quarantaine d’années. Il est d’origine algérienne. Il est venu en Belgique, parce que chez lui, près de Mostaganem, il n’y avait pas de travail. Avec Bénédicte, ils ont construit un petit nid. Mouloud ne parle pas beaucoup, mais quand il réussit à lire quelque chose, de petites étoiles brillent dans ses yeux. Il voudrait tellement trouver du travail ‘en clair’. Hier, il était très triste. Avec Bénédicte, les choses sont devenues difficiles. Elle lui reproche de ne rien dire. Elle voudrait qu’il trouve du travail et se demande s’il fait tout son possible pour en trouver… Inscrit dans plusieurs agences intérimaires, Mouloud prend tout ce qu’il trouve quand l’écrit n’est pas indispensable. Il s’est présenté dans un garage à Eupen. Ils cherchaient un mécano. «C’est la première fois que je voyais un patron qui parle comme ça, gentil. » Il a rendez-vous dès qu’il rentre d’Algérie. Il a décidé d’y retourner pour un court séjour. « Il faut que je parte un peu. Cela fait plusieurs années que je ne suis pas retourné. Je reviendrai dans une ou deux semaines. Maintenant, il faut que je parte, que je revoie ma famille. Ici je ne tiens plus. »

 

 


 

A comme argumentaire /

En lien avec l’Éducation nouvelle

Il existe, dans nos différents pays, bien des sortes d’ateliers. Leurs enjeux varient fortement. Pour nous, pour l’Éducation nouvelle, un atelier d’écriture est d’abord un dispositif pour penser. Penser est ce qu’il y a de plus commun entre les hommes.
Un atelier démarre toujours par un temps de collecte de mots, d’images, de sentiments. Avec les mots, nous n’exprimons pas notre pensée : nous la construisons. Un atelier est un moment privilégié de prises de conscience qui se font grâce au groupe. On y travaille, on y écrit soit seul, soit avec d’autres, soit pas du tout, mais le plus important, c’est la pensée que chacun développe en soi, pour soi, en dialogue avec soi.
Dans un atelier, il n’y a pas de ‘bonne réponse’. Il n’y a que ‘des réponses’. Un atelier est réussi quand il séduit, surprend, déplace le déjà connu, et finalement rassure. Sur soi bien sûr, mais, plus important), sur notre capacité à construire ensemble de nouvelles façons de comprendre ce qui nous arrive. Un atelier n’est ni une leçon, ni un exercice mais une épreuve : celle de grandir et de tisser des liens.

 

 


 

P comme Polaroid /

Témoignage

Chaque semaine, mon travail m’emmène dans le train Verviers-Bruxelles. J’ai toujours eu envie d’écrire dans le train comme s’il rendait plus sensible le temps qui passe… Une étrange langue y apparait, comme si, dans un virtuel arrêt, il devenait possible de saisir des vies réunies. Une sensation plus fine de ce qui fait l’Homme : naitre, passer, disparaitre.

Bruxelles / le ciel moutonne / intouchable douceur / gris sur bleu / azur en attente.
À côté de la fenêtre / sa tête est posée / sur ses bras croisés il respire profond / la peau rousse.
Le teeshirt étiré / le soleil n’a pas touché / le blanc laiteux des épaules.
Les yeux sont fatigués / et les mains épaisses / les ongles courts et un peu noirs /signent un travail physique.
La vitesse se calme / les cris du bébé aussi / Liège approche / d’autres yeux autour s’ouvrent un peu.
Allo ? C’est Ginette / Dis, on arrif à Liéch / Oui on sera là dans une demi-heure / Je suppose / Allez Jean d’accôrd / À tantôt hein dis / Oui oui à tantôt.
Tunnel de vert sombre / même pas de mures / en dessous du mur / mots colorés.
Messages tagués / le soleil éclaire loin / les moutons blancs rosés / l’azur pâlichon, malade.
Queue dans l’allée / Pardon / Excusez.
Les sacs devant les jambes / ou sur le dos / on descend.
Nina chante Feeling Good / Tu es dans le train ? / Je serai vers 19h35 à la maison, et toi ? / Vers 20h / OK alors je prépare à manger.
Petits monts / forêts serrées / Ardennes / presque Verviers.
Clic sur la croix rouge / clic pour fermer mail / clic sur la pomme / clic sur fin de session / clic sur éteindre.

 

 


 

A comme atelier 

« Carte d’identités » /
Un dispositif d’atelier inspiré du film de Jean-Arthus Bertrand

« 7 milliards d’autres… »

 Nos identités sont multiples, contradictoires, foisonnantes. Elles sont toujours en partie insaisissables. Or des documents prétendent dire qui nous sommes : les cartes d’identité. Elles réduisent notre complexité à quelques données élémentaires assorties d’une photo aux contraintes désormais extravagantes. Elles ouvrent et ferment des portes. Elles nous classent, nous cataloguent.
L’objet de ce troisième atelier est de travailler ce ‘qui nous sommes’, une question souvent brulante quand les médias s’en mêlent (identité nationale, religieuse, signes ostentatoires, etc.). Il est de tenter par l’écriture de faire en quelque sorte baisser la température. Là encore, il s’agit de pointer le rôle de la langue et de l’écrit des usages sociaux très peu questionnés.

 

Temps 1. À l’échelle du monde
Nous sommes nombreux à avoir suivi l’étonnant projet du photographe Yann Arthus Bertrand[10] qui consiste à interviewer de multiples personnes de par le monde en leur posant à chaque fois les mêmes questions sur différents thèmes : la vie, la santé, le travail, l’amour, l’art, la religion, la mort, etc.
Trois extraits du DVD 7 milliards d’Autres sont présentés. Chacun prend des notes sur ce qui se dit, sur ce que les visages vus suscitent en lui. Interrogation sur ce que signifie ce multiple plein de singuliers ; ce qui nous différencie et nous relie ; sur ce qui est non pas identique mais commensurable (nous pouvons le mesurer ensemble).

Temps 2. Pour nous, le temps est venu d’enrichir la base de données
Fabrication de deux listes. La première est ‘l’abécédaire de personnes qui nourrissent ce que nous sommes aujourd’hui’. Douze noms, numérotés. En face de chaque nom, une date, un lieu, un objet qui lui correspondent. La seconde, inspirée de quatre thèmes du DVD (‘Transmission’ ; ‘Guerre’ ; ‘Ici, là-bas’ ; ‘Expérience de vie’) est un nuage de mots dont chacun en retiendra finalement douze, les plus importants pour lui. Numérotés eux aussi.
Personnes et mots clefs sont reliés par leurs numéros communs. Écriture : « Entre réalité et fiction, entre hasard et nécessité, chacun tisse concrètement, c’est-à-dire narrativement des liens entre quelques noms propres et les mots qui leur correspondent. »

Temps 3. Moi-même comme un autre
De cette mise en commun naitra un texte réflexif : « Le moi dans la nébuleuse de l’autre »[11].

Temps 4. Cartes d’identité (en deux temps trois mouvements)
1 – L’identité ‘carton’
Chacun récupère une photo prise de lui la veille. Fabrication du premier volet de sa carte d’identité sur la moitié gauche d’un carton A4. La photo + les données administratives habituelles.

2 – L’identité ‘collecte’
En binômes, ‘récupération’ de fragments d’expérience bruts, c’est-à-dire de réponses à deux questions tirées du DVD. L’un parle, l’autre prend des notes ; puis on inverse les rôles.

3 – La distillation
Chacun reprend la prise de notes qui a été faite pour lui et, comme dans un alambic, réduit son témoignage à quelques phrases ‘essentielles’ qui seront recopiées sur la moitié droite de son A4 ‘carte d’identité’.

 


 

D comme défi /
Le défi des ateliers d’écriture

« L’atelier d’écriture, outil ou défi pour une formation à l’interculturel ? », avions-nous annoncé dans le carnet de présentation de l’Université de printemps 2014.
Au terme de notre voyage de cinq jours au cœur de la langue, nous avons à peine touché à quelques notions telles que ‘identité’, ‘altérité’, ‘culture’, ‘rapport à l’autre’, ‘éthique’.
Si les ateliers de création – en alpha comme ailleurs – sont un défi, un pari jamais gagné d’avance, c’est qu’ils ébranlent la distinction théorie-pratique. On y met en tension (et non en batterie) expériences et concepts, singularité des témoignages et généralité des constructions intellectuelles abstraites. Aucun pôle ne prévaut sur l’autre. Chacun déborde son vis-à-vis. L’écriture, cette entrée dans le microscopique, reste anecdotique si elle n’est pas lue et relue à l’aune d’une pensée théorique plus large. La théorie, à l’inverse, est stérile si elle ne se donne pas à voir incarnée, c’est-à-dire portée par des sujets et des discours. C’est particulièrement probant en matière d’interculturalité, ce vaste domaine qui, au cœur de l’actualité, traverse tous les rapports sociaux. Les apprenants s’y frottent en première ligne.

 

 


 

M comme Mizubayashi /

En guise de conclusion

Trois extraits d’Akira Mizubayashi[12] nous accompagnent aujourd’hui dans l’écriture de cet article. Ils disent, en conclusion, une posture qui a été la nôtre dès le début et que, par ateliers interposés, une semaine du printemps 2014, nous avons voulu partager.

« L’essentiel, c’est de pénétrer dans les profondeurs de l’expérience. Hors de là, il n’y a aucune solution, aucune issue. C’est le seul chemin possible. Si rien d’autre n’existe, il ne reste plus qu’à emprunter celui-ci. Sinon, tout devient bavardage. (…) Les mots qui proviennent d’une authentique et profonde expérience sont pourvus d’une charge singulière, d’un poids qui défie toute qualification. C’est parce que la vraie explication d’une parole évoquant une chose ou un état de choses se trouve dans cette chose ou cet état de choses. Une telle pratique de l’expression authentique ne s’acquiert pas facilement, elle ne nait pas spontanément, non plus. »

« L’apparition devant moi du français à travers ce médiateur qu’était Mori constitua l’occasion et la possibilité qui m’étaient subitement offertes de recommencer ma vie à peine commencée, de refaire mon existence entamée, de retisser les liens avec les visages et les paysages, de remodeler et reconstruire l’ensemble de mes rapports à l’autre, bref de remettre à neuf mon être au monde. »

« Habiter le français comme le dit si bien Cioran, en faire un lieu de vie, mon espace vital, ma demeure permanente, mon paysage intime, mon milieu environnemental essentiel, c’était là précisément l’objectif prioritaire et non négociable. »

 

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La formation à laquelle cet article fait référence a été élaborée et animée par Pascale Lassablière (Lire et Ecrire Communauté française / Ateliers Mots’Art), Michel Neumayer (Groupe Français d’Éducation Nouvelle / Culture de paix), Karyne Wattiaux (Lire et écrire Bruxelles).

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[1] Dieu romain à deux faces adossées, Janus est la figure de l’ambivalence, du clair et du sombre…

[2] In : Une langue venue d’ailleurs, Gallimard, 2011.

[3] In : Éthique et Infini, Fayard, 1982.

[4] Source : Dictionnaire de la langue française, CNRTL (Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales), www.cnrtl.fr

[5] Référence est ici faite aux travaux du philosophe Paul Ricœur (Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990) qui propose de mettre en lien ce qui nous définit en propre, notre ‘je’ inaliénable de la naissance à la mort (‘mêmeté’) et ce qui, au contraire, se transforme en nous au fil du temps physiquement, intellectuellement (‘ipséité’).

[6] Le dernier article sur l’association L’illettrisme Osons en parler a été publié dans le Journal de l’alpha n°179 (juin 2011), pp. 9-12. D’autres articles sur cette association ont été publiés antérieurement (voir la note 1, p. 103 du n°167-168 (février-avril 2009), dont un article sur le livre L’illettrisme, il faut le vivre dans le n°153 (juin-juillet 2006) : « L’illettrisme, il faut le vivre… »Quand des apprenants prennent l’initiative de se dire à travers un livre, pp. 52-57. Ces numéros sont téléchargeables sur le site de Lire et Ecrire : www.lire-et-ecrire.be/journal.alpha

[7] Cet atelier est narré en détail dans Animer un atelier d’écriture. Faire de l’écriture un bien partagé (Odette et Michel NEUMAYER, ESF, 2003).

[8] Voir dans ce numéro : Anne GODENIR et Aurélie STORME, Intégration et maitrise de la langue dans le cadre du nouveau décret PEOE de la Région wallonne, pp. XXX.

[9] Voir par exemple Victor KLEMPERER : LTI, la langue du IIIe Reich (Pocket Agora, n°202, 2003 – 1947 pour l’édition originale).

[10] À retrouver sur le site 7 milliards d’Autres : www.7billionothers.org/fr

[11] Cette formulation est empruntée à Henri Wallon, psychologue constructiviste qui fut aussi Président du Groupe français d’Éducation nouvelle (http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Wallon_%281879-1962%29)

[12] Voir note 2 pour les références de l’ouvrage. Les extraits repris ici sont tirés des pages 26, 57 et 119.

Opposant ? Adjuvant ? Du conflit comme trésor pour le pédagogue

Michel Neumayer[1]
Formateur et animateur d’ateliers d’écriture
Éducation nouvelle (gfenprovence.fr)

 

Nous avons tous, et cela depuis l’enfance, une expérience du conflit, voire une pratique du conflit souvent liées au sport, au jeu, à nos lectures d’enfant, à l’observation du monde animal, à la vie ordinaire. Ainsi avons-nous construit dès le plus jeune âge un « rapport au conflit » qui nous habite en tant qu’adultes. Le cinéma est révélateur de ce point de vue : il y a ceux qui aiment la bagarre façon cow-boy ou les joutes oratoires à la manière de quelques fameux films de procès[2]; quand d’autres préfèrent les road-movie poétiques ou les documentaires géographiques.

Ce rapport personnel, voire intime au conflit, il nous faut le réinterroger si nous voulons être professionnels en particulier de l’éducation et de la formation.

Je voudrais donner ici quelques pistes pour peut-être mieux « gérer » des conflits qui apparaissent entre apprenants, pour les apaiser (car il le faut) mais surtout d’en tirer profit. J’entends par là qu’il s’agit, quand ils surviennent de les déplacer afin de les rendre féconds au cœur des apprentissages[3]. Mon hypothèse est en effet que la dimension du conflit fait partie intégrante de la scène de la formation, quel que soit le public. Mais il y a conflit et conflit. Savoir les distinguer, les retenir, les provoquer aussi est essentiel pour tout formateur.

 

Distinguer les conflits

Un premier niveau : le conflit de personnes.

On ne s’apprécie pas pour telle ou telle raison (« tu me rappelles ta mère qui toujours me disait… » ou « mon voisin qui n’arrêtait pas …. » C’est certainement le plus difficile à juguler car il consiste de la part des acteurs à importer dans la scène principale, celle de la formation, un hors-scène d’affects venus tantôt de la rue, de la famille, du quotidien ordinaire, sur lequel le formateur a bien peu de pouvoir.

 

Un second : les conflits liés à la tâche, au travail.[4]

Les observer et les faire expliciter le moment venu est essentiel. « Je ne suis pas d’accord sur SA manière à LUI / ELLE de faire ceci ou cela… » entend-on souvent en marge d’un travail de groupe. Ces remarques, proférées tantôt lèvres serrées, tantôt comme un coup de tonnerre dans le ciel serein (?) des apprentissages, sont en réalité ce que les ergologues[5] appellent des conflit de normes. « Tout homme veut être sujet de ses normes » dit à juste titre le médecin philosophe Georges Canguilhem[6] qui a inspiré l’ergologie, ces recherches qui portent sur le travail humain et sa mise en mots. Cette citation renvoie au constat que le désir de norme (i.e. « ma façon à moi de faire ceci ou cela ») est le propre de tout être humain.

  1. Nous tenons tous à vivre selon nos normes. C’est même l’une des définitions du bonheur selon les Anciens et dans leur sillage, celle du philosophe contemporain Robert Misrahi[7] : « un sujet pose des fins, qui ont un sens pour lui et qui constituent à ses yeux des buts désirables, c’est-à-dire des valeurs » ;
  2. Les affirmer est donc une question de dignité, d’estime de soi revendiquée : il s’agit « d’être sujet » et non « objet pris dans le filet des normes d’autrui ». Comment, en tant que formateur en alphabétisation ne pas entendre cette revendication !
  3. Dans un premier temps, cela peut bloquer le travail et être contre-productif pour les apprentissages. Il faut donc le traiter mais certainement pas sur le champ. Robert Misrahi parle de « conversion du désir par la réflexion ». De quelle nature serait-elle ? Elle doit prioritairement se faire chez le formateur : le sentiment de gène que provoque le conflit de norme doit céder la place dans son esprit à une vision plus dialectique et positive de ce qui se passe. Un débat traverse en effet le monde de l’ergologie. Deux thèses s’affrontent sans pour autant s’annuler : a) les normes sont imposées aux sujets de l’extérieur par la situation de travail et les conditions dans lesquelles celui-ci s’effectue ; b) ce sont les sujets qui, à titre individuel et plus encore collectif, produisent de nouvelles normes en débordement, infraction, conflit avec les normes antécédentes. (Qui n’a pu observer, dans une salle des maîtres par ex., comment certains collectifs d’enseignants « s’autonomisent » parfois au point « d’oublier » que la sonnette a retenti et qu’il s’agit d’aller récupérer les enfants dans la cour !)
  4. Les deux dimensions (normes imposées, normes produites par les collectifs) coexistent pareillement dans une salle de formation. Les traiter par une réflexion collective, un temps de conseil, est un premier pas vers une conscientisation qui ne gomme pas le conflit mais en fait un objet de travail, quelque chose à explorer ensemble. C’est là un point fécond pour un processus d’autonomisation des personnes au sein d’un groupe de formation. La question serait alors par ex. : comment voulons-nous travailler ensemble ? Quelles sont les formes les plus adaptées à notre groupe, à notre objet (apprendre, créer, communiquer, nous divertir, etc.).

 

 

Un troisième niveau : le conflit de conceptions ou de représentations.

Il n’y a pas de formation paisible, disons-nous dans l’Éducation nouvelle[8]. Tout apprentissage est toujours tout à la fois un abandon et une conquête. Se former, c’est accepter de se défaire de représentations et conceptions anciennes. On résiste, on ne veut pas se déjuger, car « c’était nous avant » et cela souvent dans le regard des autres. Mais se former, c’est aussi accepter de naviguer vers de nouvelles compréhensions. Ce passage de l’ancien au nouveau est périlleux. Il angoisse et appelle a minima un ou plusieurs types d’accompagnement : certains seront interpersonnels, d’autres plus formalisés et centrés sur les fonctionnements.

Le premier accompagnement, de nature psychologique, est souvent négligé (nous ne sommes pas psychologues cliniciens) et pourtant il est indispensable à notre professionnalité : nous ne savons jamais vraiment, en tant que formateur, sur quelles bases l’engager, puis le prolonger dans la durée. Face au mal-être de l’autre, face à une possible souffrance psychique, il s’agit pour nous formateurs de rester vigilants et de nous prémunir de différents écueils : celui d’endosser le rôle du donneur/donneuse de leçon mais tout autant que de nous mettre dans la peau du « grand frère » ou « la grande sœur qui console ». C’est affaire de tact. S’il nous faut, ici et là y sacrifier malgré tout, sous peine de rendre impossible toute évolution future de la personne touchée, c’est souvent dans l’urgence et sans grande réflexivité que nous y consentons. Or dans ces moments-là, ce ne sont pas les apprenants qui sont un première ligne mais nous-mêmes, formateurs qui avons à nous interroger. La question est : qui suis-je à cet instant-là et qui ai-je envie d’être ? Quel rôle ai-je envie de jouer en regard de ce qui est mon cœur de métier, la formation ? Pourquoi telle attitude, telle remarque d’un apprenant me touchent-elles, parfois au-delà du raisonnable ? Font-elles écho à ma propre vie, ma propre identité ? En suis-je conscient ?

Ceux qui travaillent dans les « trois métiers impossibles »[9] qui selon Freud seraient l’éducation, le soin, la politique savent le besoin de supervision et de groupes d’échanges de pratiques dans ce domaine où le désir, l’inconscient, le transfert se heurtent à la Loi et, partant, à sa forme séculière, les règlementations. Mais nos institutions, en sont-elles vraiment conscientes ?

Le second registre est la mise en place d’un accompagnement formalisé : ce sont les temps d’analyse réflexive, les « conseils de classe ou de groupe », bien connus de la pédagogie institutionnelle mais aussi toutes les pédagogies inspirées de Paulo Freire au premier rang desquelles les multiples pratiques développées par Lire et Écrire.[10]

 

 

Susciter le conflit socio-cognitif

Je voudrais avant de conclure donner l’exemple de quelques dispositifs spécifiques inspirés de l’Éducation nouvelle qui ont pour trait saillant, non d’enregistrer le conflit en le gérant plus ou moins bien, mais au contraire de le susciter. On parle alors de mise en place d’un conflit socio-cognitif, c’est-à-dire d’une dispute[11], d’un dissensus provoqués par le formateur autour de représentations[12], de conceptions et points de vue choisis en raison de leur divergence.

 

Le travail de groupes avec production d’affiches et mise en commun.

Il relève du conflit socio-cognitif à partir du moment où les affiches sont assez détaillées pour rendre compte non seulement de la progression de la réflexion commune au sein du petit groupe mais aussi, au-delà lorsqu’elles relèvent (c’est un travail d’écoute dans le groupe) et révèlent, donc formulent (c’est un travail autour du langage) ce qui a fait débat.

Non sans difficulté, faire une affiche, cela s’apprend ! Les écueils sont divers : la tentation du résumé (« trois ou quatre mots, abstraits de préférence et rien que cela ») ; l’obsession du brouillon (« on discute, vous verrez, on mettra tout au propre ensuite ») ; la prise de pouvoir sur le marker (« celui qui note fait ses choix et ne prend que modérément en compte les autres points de vue) ; le désintérêt du groupe uniquement centré sur sa discussion interne (« on délègue la prise de note à l’expert et le groupe consent à une affiche pour faire plaisir au formateur ») ; une mise en commun bâclée (il faut lui consacrer du temps) ; la peur du formateur d’intervenir pour souligner telle ou telle chose, non dans l’idée de trier le bon grain de l’ivraie mais pour faire mémoire et renvoyer certains éléments à plus tard dans une nouvelle phase du travail qui peut-être permettra des dépassements d’obstacles.

 

L’atelier colloque. Il consiste à monter un colloque fictif que tous les apprenants vont préparer en ensemble.

  1. On commence en général par une réflexion autour d’une question, un échauffement qui a pour but de sensibiliser les participants à la question et qui doit soulever diverses interrogations mais sans chercher à y répondre.
  2. On installe ensuite une séquence de prise d’informations : lecture de textes, visionnement de vidéo, écoute de témoignages sonores, découvertes de photos, etc., dans le prolongement du questionnement préalable. Le travail d’appropriation se fait en sous-groupes autour, chaque fois, d’un document particulier.

 

Ex 1: Stage de travailleurs sociaux sur les discriminations ethno-raciale dans l’accompagnement de bénéficiaires vers l’emploi. Après une première séquence de collecte de témoignages avec les participants et un constat que « l’interculturel, on le sent bien mais on n’y comprend si peu de choses », mise en place d’une bibliothèque de travail où voisinent des vidéos d’ATD-Quart monde sur les familles et leur rapport à l’école, des textes de sociologues (Choukri Benayed sur le devenir scolaire des enfants issus de l’immigration ; Fabrice Truong sur les lycéennes issues de quartier « défavorisés » qui accèdent aux écoles d’élite de la République française), un lexique (Fabrice Dhume et iscra.org avec l’explicitation de notions telles que discrimination, ethnicisation, essentialisation,etc.), des témoignages (l’ethnologue et psy militant tiers-mondiste Frantz Fanon – l’écrivain congolais Ngugi Wa Thiongo qui s’exprime sur son écriture en langue dominée – la cinéaste Yasmina Benguigui sur « le plafond de verre »), des textes d’historien (Benjamin Stora sur la mémoire de la guerre d’Algérie), etc.    

 

Ex 2: Stage création au GFEN Provence autour du « visible et de l’invisible » : après un temps d’ateliers d’écriture et arts plastiques, mise en place d’une séquence de lecture avec des textes de plasticiens (« lire une œuvre »), de physiciens (le visible et l’invisible à l’ère des microscopes électroniques), de biologistes (autour de l’imagerie médicale), de syndicalistes enseignants (le visible et l’invisible du travail), de philosophe (« qu’est-ce que la phénoménologie ? »), etc.    

 

  1. c) Chaque texte ou document, lu et discuté en sous-groupe, est ensuite porté dans « un colloque d’expert » ou sur « un plateau télévisé ». C’est un jeu de rôle, donc une théâtralisation. Différents points de vue, différentes expériences vont s’y exprimer et se confronter. De fait, chaque document est « incarné » par un participant qui, à la suite de la discussion de sous-groupe, va d’endosser le point de vue de l’auteur dont on découvrira ensemble la pensée au fil du colloque. Il ne s’agira pas de dire ce qu’on a compris ou pas mais jouer son rôle, de porter sa pensée à lui, que l’on soit d’accord avec elle ou pas.

Un modérateur est désigné (au choix : le formateur, un participant). Il distribue la parole mais surtout met en évidence la variété des points de vue sur une même question, fait débattre les intervenants entre eux, souligne les complémentarités et pointe d’éventuelles contradictions.

On termine le colloque par une analyse réflexive qui porte sur les découvertes faites, les bonheurs et difficultés qu’on a eus à porter le point de vue d’un autre. On problématise, c’est-à-dire

qu’on inventorie les facettes de la question de départ, leurs liens, leurs limites.

En faisant du savoir un débat – une dispute à la manière des théologiens d’autre fois – et non une leçon ou un cours, on pratique ce qui en pédagogie s’appelle auto-socio-construction du savoir. Ce processus se termine par un retour personnel (oral, écrit) sur ce que chacun a appris de la complexité de la question initiale. C’st le moment le plus important : celui de l’intériorisation et de la conscientisation.

 

Il me semble, en prenant du recul, que le plus important avec les apprenants reste de mettre en évidence sur le terrain des valeurs et de la dignité que

  1. toute parole est incarnée, toujours portée par un sujet. Donc celle des apprenants aussi !
  2. qu’aucun savoir n’est un objet mort mais toujours sujet et matière à débat. Il faut donc qu’ils s’en mêlent eux-aussi !
  3. qu’assumer sa parole, y croire, la porter (pôle individuel) et prendre en considération tous les savoirs humains, tout ce qui se construit à partir de l’expérience des hommes (pôle du collectif) vont de pair.

On objectera que les obstacles à la réalisation de tels colloques sont nombreux[13] : maîtrise plus ou moins grande du lire-écrire, absence d’informations et de connaissance sur telle ou telle questions, timidité, etc. On prendra donc soin de varier les supports (diaporamas, films et sons déjà cités, textes courts mais non réécrits, interviews, etc.). L’important reste de donner des documents de première main, de ne rien synthétiser préalablement et de travailler sur la méthodologie c’est-à-dire sur les mille et une manières d’apprivoiser des documents qui peuvent sembler compliqués et peut-être fort éloignés du vécu de chacun.

 

 

Deux variantes : la commission d’enquête[14], le « procès »

Pour la première, je renvoie le lecteur au récit d’un atelier d’histoire « Que s’est-il passé le 6 février 1934 », inspiré des travaux de Michel Huber (GFEN Dijon)

J’évoquerai pour finir un atelier de philo[15] que j’ai vécu récemment et qui semble totalement répondre à l’objectif de faire du débat, voire de la dispute le support d’une construction de savoirs.

Il s’agissait de se replonger dans l’aventure qu’a connue le plasticien d’origine roumaine Constantin Brâncuși. Celui-ci, au moment de faire passer aux USA la célèbre sculpture L’oiseau[16], s’est vu taxé par le fisc étatsuniens au motif que l’objet lui semblait de nature artisanale voire commerciale. Brancusi pour sa part le considérait comme œuvre d’art, donc non soumise à taxe.

Un procès s’en est suivi « Brancusi contre Etats-Unis » dont nous ne saurions rien avant la fin de l’atelier mais que nous allions malgré tout jouer. En effet, la question de fond était de savoir « qu’est-ce qu’une œuvre d’art » et à ce propos les définitions sont variées. Selon qu’on est le fisc américain, un galeriste new-yorkais, un expert anglais auprès des grands musés de prestige de Londres et de Paris, les avis changent (ce sont quelques uns des rôles que les différents groupes jouaient). Si pour le premier, l’objet ne représente rien (il est en effet plutôt long et ne ressemble guère à un oiseau), pour les seconds, il est une œuvre moderne au sens où le figuratif est passé de mode : « l’abstraction fait fureur, donc fait vendre ! » Quant aux grands musées, considèrent-ils que Brancusi est à dans la lignée des Praxitèle, Michel-Ange ou Rodin… peut-être pas. Brancusi lui-même dit de son oiseau que ce n’est « pas tant l’oiseau que l’envol » qu’il cherchait alors à traduire.

Peu importe le déroulement réel du procès et le verdict final[17], l’intérêt de cette fiction de procès est faire travailler les groupes à mettre en évidence différents arguments, différentes conceptions de ce qu’est une œuvre d’art : cela va de l’argument « d’utilité » (ou non) à son caractère « figuratif » (ou non), au fait qu’il soit conçu par un artiste ou fabriqué par un artisan, etc. La mis en commun des groupes questionne d’abord les représentations des apprenants eux-mêmes et mais surtout les met en contacts avec des faits, des conceptions, une polémique historiquement avérés.

Comme pour les « colloques », une telle pédagogie du « procès » ne s’improvise pas. Elle demande un temps de préparation (des enquêtes, des lectures, et autres travaux). Elle doit être légitimée car elle met à mal les conceptions pédagogiques ordinaires aussi bien des apprenants que des collègues. Elle doit être analysée. Mais l’idée de faire construire un savoir à travers la mise en scène d’un conflit, cette rupture mentale et épistémologique reste essentielle !

 

 

Le mot de la fin

En pédagogie, le conflit est, comme dans le conte merveilleux, tout autant adjuvant qu’opposant. Si nous sommes quelques uns à y croire, à le mettre en scène, à le promouvoir, c’est que nous avons confiance dans l’être humain (« le tous capables »), que nous croyons que la complexité donne de la saveur aux savoirs, et que « s’hominiser » c’est apprendre à dialectiser : sortir du « non, par principe », aller vers le « oui, mais » et aussi le « oui, et… » et encore « oui, donc ».

Cette utopie pédagogique[18] que nous cherchons à étayer depuis longtemps dans les faits comme dans les analyses, porte ici et là le nom de « culture de paix ». Instiller dans l’esprit des femmes et des hommes que la guerre n’est jamais une solution, mais que le conflit – un conflit mené dans la dignité – peut l’être, doit nous questionner quant aux buts à nos yeux de toute pédagogie.

Pour ma part, apprendre à apprendre avec et contre l’autre, mettre des mots sur nos légitimes divergences, construire nos singularités dans le prisme des collectifs, respecter notre parole et notre pensée, celles de chacun, celles de tous, en sont.

[1] Lire dans un registre proche : 15 ateliers pour une culture de paix, Odette et Michel Neumayer (Chronique sociale) 2010

[2] http://www.vodkaster.com/listes-de-films/les-films-de-proces/949452, liste à laquelle j’ajoute la Controverse de Valladolid (https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Valladolid) que tout formateur alpha devrait connaître et faire connaître à ses apprenants.

[3] Je fais référence aux analyses de Maria-Alice Medioni dans ce même numéro.

[4] Je ne traite pas ici l’autre sens de ce terme : le conflit employeur / employés.

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ergologie

[6] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF. Thèse de médecine, à la lecture ardue. De nombreux autres documents sont accessibles sur l’Internet à propos de la notion de « normativité des sujets ». Par ex. Jean-Yves Rochex, Elisabeth Bautier, Normes et normativité en sociologie de l’éducation (http://www.multitudes.net/Normes-et-normativite-en/)

[7] Robert Misrahi, Le bonheur, Éditions Cécile Defaut (2011) p.73 et p.79.

[8] Rappelons ici quelques éléments du texte d’orientation du GFEN : « Le Groupe Français d’Éducation Nouvelle agit pour transformer des potentialités en capacités à inventer, chercher, créer, parce que les savoirs et les cultures ne sont pas des produits finis et indiscutables. Cela se construit dans le débat nécessairement contradictoire, s’opère dans l’exercice d’une pensée critique et agissante. »

[9] Gouverner, soigner, éduquer. Lire à ce sujet Mireille Cifali, « Métier « impossible » ? Une boutade inépuisable », revue Le Portique, 4/1999. (https://leportique.revues.org/271)

[10] Sylvie-Anne, pourrais-tu compléter la liste et en indiquer quelques unes : je pense à « Le juste et l’injuste », « Reflekt action », « Les groupes mixtes » par ex. ?

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Disputatio

[12] Je fais une fois encore référence aux analyses de Maria-Alice Medioni dans ce même numéro.

[13] Odette Neumayer et moi-même avons à plusieurs occasions eu la chance d’animer de tels ateliers avec des apprenants et notamment dans des groupes mixtes qui réunissaient en nombres égaux apprenants/formateurs. À chaque fois, le principe reste le même, les partis pris sont clairs (« Le tous capables »), les docs sont authentiques, mais le dispositif d’appropriation des documents mérite une grande attention.

[14] http://www.lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/ja192_p043_neumayer.pdf). Cet atelier est raconté dans le cadre d’une intervention faite en UP autour du thème « Alpha et démocratie ».

[15] gfenprovence.fr et Secteur philo du GFEN (http://www.gfen.asso.fr/fr/les_activites_du_secteur_philosophie)

[16] L’Internet regorge de détails au sujet du procès. https://fr.wikipedia.org/wiki/Oiseau_dans_l%27espace et https://www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/l-oiseau-dans-l-espace-1923-de-brancusi et encore http://hugues-absil.com/wordpress/1927-proces-de-brancusi-contre-les-etats-unis/

[17] Nous ne le découvrirons qu’à la fin de l’atelier. Les juges américains diront finalement : « L’objet considéré (…) est symétrique et beau dans sa forme, et bien que l’on puisse avoir quelque difficulté à l’associer à un oiseau, il est néanmoins plaisant et très ornemental et, comme nous tenons la preuve que c’est la production originale d’un sculpteur professionnel et que c’est en fait une sculpture et une œuvre d’art selon les autorités auxquelles nous avons référé ci-avant, nous soutenons la réclamation et trouvons qu’il a le droit d’entrer sans payer de droits. »

 

[18] Lire  » Le manifeste « Éducation-Égalité-Émancipation – Nos utopies pour aujourd’hui » (GFEN & GREN) – http://lelien2.org/urgent-signez-manifeste-education-egalite-emancipation-nos-utopies-aujourdhui/

« Théorie et pratique de l’écriture collective » – User de soi, usant de la langue

Intervention au Colloque

« Théorie et pratique de l’écriture collective »

12 et 13 Mai 1995 à Bruxelles

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« C’est dans ta langue que tu me parles,
c’est dans ma langue que je te réponds »
Edouard Glissant

 

 

« Ecrire, créer dans un collectif » pourrait n’être qu’un truc, un bon truc pour faire écrire plus facilement, pour lutter contre la peur et le sentiment de solitude que beaucoup ressentent devant la page blanche. Ecrire en collectif comme on fait de l’escalade en groupe ou de la poterie.

Or, à y réfléchir de plus près, cette expression anodine en apparence, nous confronte à des questions bien plus complexes dès qu’on veut entrer dans les détails et légitimer des pratiques précises comme l’écriture en atelier. Alors on ne peut plus se contenter de dire qu’on est pour ou contre l’écriture dans un collectif, comme on serait pour ou contre les vacances en famille par exemple. Les arguments de la convivialité, de la bonne humeur partagée ou de l’entraide ne suffisent plus. Il y a à s’expliquer sur une théorie de l’écriture, une théorie du sujet écrivant, usant de soi en usant de la langue et les choses se compliquent.

Notre proposition est de réfléchir à l’écriture dans un collectif en passant par une notion qui de notre point de vue lui est liée, celle de dispositif. On pourrait dans un premier temps qualifier de « dispositif » toute structure qui permet de réunir des sujets et des textes, qui permet d’ordonner et d’accueillir aussi bien des écrits que des fragments d’expérience, des réflexions, des points de vue, etc.

Par dispositif on pourrait entendre tout ce qui permet de dépasser une conception individualiste de l’écriture et qui redonne à la création une dimension collective qu’elle n’a jamais perdue mais qu’elle a souvent oubliée. Comme si on pouvait créer à partir de rien et sans les autres, même si l’aventure est toujours singulière!

Si on pouvait se glisser dans la pensée d’un participant novice à un atelier d’écriture n’y trouverait-on pas toutes sortes de questions… vais-je être capable ? qu’est-ce que j’aurais dû lire avant de venir ? que vont penser les autres de mes écrits ? serai-je content(e) de moi ? … à quoi cela sert-il finalement d’écrire et de participer à un atelier ? est-ce bien sérieux ? vais-je pouvoir réutiliser en classe / en stage ce que j’aurai vécu ici ? seront-ils capables de stimuler mon désir d’écrire, de me donner des outils ?

Mais il y a aussi à créer une ambiance. Nous nous demandons toujours comment faire que les participants à nos ateliers en parlent autrement qu’en termes approximatifs (« c’est convivial »; « c’est sympathique »; « c’est agréable » ou « c’est une souffrance », « c’est dur », « ça surprend », etc.). Penser l’écriture comme un travail, lui-même en relation avec le travail des d’animateurs nous semble une question féconde à laquelle nous voudrions répondre ici par quelques développements brefs.

Notre idée est de fédérer autour du concept de dispositif, autour de l’idée que l’atelier d’écriture est un emboîtement de dispositifs, ce que la pratique et des années d’invention et d’animation d’ateliers d’écriture pour toutes sortes de publics nous ont permis de comprendre et d’expérimenter. Ce serait une manière d’évoquer nos façons de faire, nos outils, ainsi que des savoirs que nous traduisons en consignes destinées à être mises en œuvre, testées, éprouvées pour qu’ensemble nous progressions vers une écriture partagée.

 

Le concept de « dispositif »

« Dispositif: a) Manière dont sont disposées les pièces, les organes d’un appareil; le mécanisme lui-même b) (Militaire) Ensemble de moyens disposés conformément à un plan ». (Le Robert)

Il y aurait

« les textes / le texte comme dispositif » : ce qui fait qu’écrire est toujours réécrire, cheminer de fragments en fragments vers un texte plus complexe, plus construit qui intègre et « digère » ce qui a été écrit précédemment et fait qu’une expérience se constitue peu à peu en chaque participant.

« l’atelier comme dispositif  » : cet ensemble calculé de consignes visant la production, les mises en commun, le partage de textes, le partage des questions, la réflexion sur la manière dont chacun a « répondu » aux consignes ou les a traitées.

« le stage comme dispositif » : ce qui ne se voit pas, ce jeu de forces qui englobent le stage – le poids des contextes institutionnels, la nature des commandes, les projets, etc. – qui agit sur le contenu des ateliers, de la commande à la mise en œuvre et jusque dans l’évaluation .

 

Bifurcation 1

Mais parce qu’il s’agit aussi de rendre compte d’un moment de réflexion dans le cadre d’un colloque, nous avons commencé par une modeste consigne de travail…

Les personnes présentes sont invitées à nommer, à partir de leur expérience d’écriture, une ou plusieurs chronologies possibles de fabrication d’un texte (les phases, les moments par lesquels on passe). On repère des temps chauds, des temps froids. (Bref échange oral).

Analyser un atelier par le menu

L’invention d’ateliers d’écriture est de l’ordre d’une création, voire d’une co-création.

En écho à la réflexion de chacun, nous proposons l’exemple concret d’un atelier inventé par nous : « Voyage dans et contre Henri Michaux » (en hommage à la Belgique), ceci pour illustrer la manière dont nous aménageons l’accès à l’écriture.

Quelques ingrédients pour poser le cadre et amorcer la relation entre animateurs et participants :

  • Un défi: « Tous capables d’écrire » … à condition d’avoir été mis en situation de le faire. Ce qui compte c’est le pari sur soi et les infinies potentialités de l’être humain.
  • Un titre : il doit questionner, mettre en appétit, nommer quelque chose dont on se souviendra par la suite.
  • Des pistes et problématiques qui seront explorées ensemble: écrire dans les parages d’un auteur; écrire pour lire…
  • Des moments d’échauffement : fresques, jeux de rôle, arts plastiques, une promenade, etc. Commencer (autour d’un inducteur) à constituer un trésor collectif de mots et s’y baigner. Pourquoi ce bain ? Parce qu’on écrit avec des mots d’abord, parce que les idées viennent ensuite, amenées par les mots.

Puis une montée en puissance, de phase en phase, une avancée vers plus de cohérence, vers un approfondissement. On accède à toutes sortes d’écrits. On écrit et on réécrit, on change d’angle d’attaque, on va vers un temps fort et vers une écriture de plus en plus personnelle et individuelle (ce qui ne signifie pas qu’on oublie les autres)
On travaille à partir de consignes variées et d’outils différents (ex: les incipit, l’écriture effervescente, les cartographies, la traduction d’un objet en fragment écrit, etc.), les participants sont invités à produire du texte. Chaque phase appelle une production et une mise en commun. On va vers une cohérence, une écriture qui rassemble et qui reconstruit.
Dans l’atelier Michaux on finit par écrire à Michaux, en pair, en interlocuteur qui a quelque chose à dire.

Pourquoi l’analyse réflexive

Celle-ci est un moment fondamental de l’atelier d’écriture. On y nomme les outils repérés, les points de « résistance », les difficultés et les joies rencontrées, les réinvestissements possibles, etc. On revient sur les pistes qui maintenant prennent du sens. Chacun y reconnaît ses propres processus dans l’utilisation créatrice des mots.

Les animateurs, ne répondent pas aux questions, mais invitent à problématiser : quelles sont les références, quels sont les éléments théoriques sous-jacents, quelles relations peut-on établir avec d’autres ateliers, comment aller vers une théorie de l’écriture provisoire, modeste, mais sans laquelle il n’y a pas d’atelier ?

 

Bifurcation 3

Texte de Filigranes (Revue d’écritures) n°27 « L’âge du faire »

« L’âge du faire »
« Il y a des moments où l’on oublie expérience et précautions »
Jacques ABEILLE (Les carnets de l’explorateur perdu) Ed. Ombres    

Le feu continu est là, au sein même de la question. « Qu’est-ce qu’écrire? Écrire, pour quoi faire? ». Les textes, chantiers où l’on s’aventure seul et pourtant accompagné, témoignent de la persistance têtue du faire pour que se construisent des réponses toujours singulières.

Pris dans nos limites et nos explications, nous tentons de démêler la polysémie du faire. Le temps n’appartient-il qu’à l’urgence? Que sais-tu de ce que tu fais? Comment parles-tu de ce que tu as fait? Tu t’ingénies à lancer des

passerelles entre l’être et l’invisible du faire, à trouver, d’activités infiniment réinventées en quête délibérée d’hominisation, un mode d’emploi inédit à cet horizon qui t’échappe sans cesse.

Certains textes ne s’écrivent que pour traquer l’énigme de leur propre production. Détricoter la trame et la retricoter. Ils portent plus que de coutume la trace apparente d’un faire en travail, au-delà du texte et l’englobant. Travail d’écriture, cristallisant des lois, des normes, des rites, à l’échelle de la page et pour le plaisir d’exister. La langue contrainte, arrondie, tordue parfois, sort pourtant de l’épreuve comme vierge à nouveau, l’air de couler de source. Subtilités du jeu comme acte de faire avec de l’absence.

D’autres, souvenirs d’un faire particulier, sont matières à histoires, jubilations, desseins donnant du sens aux actes. Quand au faire succède le dire, quand le faire est union d’expérience et de connaissance alors s’annoncent les saisons d’émancipation. MN OZN

(la langue n’est pas transparente; on ne « s’exprime » pas, mais on serait plutôt exprimé par le texte ; écrire c’est commencer n’importe où, laisser proliférer le texte, puis retravailler, retailler ; écrire n’est pas forcément transcrire une idée ; un texte est toujours adressé au « fantôme d’autrui que chacun porte en soi » ; etc.)

 

Eléments d’une philosophie sous-jacente

L’atelier est une structure vide à investir, une structure en attente de textes, une structure pleine d’espérance qui appelle des rebondissements, des inventions, des audaces, des ivresses pour comprendre et dépasser les contraintes.

Au cœur de l’atelier, une dialogie s’installe entre animateurs et participants. Derrière la structure, derrière le canevas, il y a la subjectivité des inventeurs, les questions d’écriture qu’ils se posent ou dans lesquelles ils se débattent; leurs lectures, leurs auteurs fétiches; leurs goûts, leurs intuitions; la langue qui est la leur et leur façon de formuler des consignes; l’immatériel de la mise en travail de l’imaginaire et la mise en travail du texte; la confiance qu’ils sont capables d’accorder à l’autre-participant permet à cet imaginaire de se concrétiser. La mise en jeu de l’imaginaire dans les ateliers d’écriture est régulatrice de la vie mentale profonde, tout en restant un jeu, un travail-jeu avec les mots.

La dimension collective :

Le dialogue / l’intertextualité s’installent :

  • entre participants: on confronte nécessairement ce qu’on a fait avec les productions des autres ; on « pille » des idées ; on prend parfois conscience des barrières mentales qu’on s’est imposées et on se promet de ne pas recommencer! (les animateurs écrivent eux aussi).
  • entre participants et ce qu’ils lisent par ailleurs, ou connaissent des textes, des auteurs (l’intertextualité élargie ; écrire c’est toujours répondre à un texte déjà existant) ; l’atelier devient un lieu où se tisse et s’entretient un lien social parce que s’y travaille sous des formes multiples le rapport à l’autre sous le double aspect du réel (le réel des textes, des échanges, etc.) et de l’imaginaire (le texte, l’atelier comme « autre scène », comme lieu de l’imaginaire).
    Mais la relation est à regarder ici non comme technique mais comme éthique.

Bifurcation

Les chantiers sur lesquels nous sommes actuellement et nos pistes actuelles :

    • l’analyse du travail et des pratiques professionnelles par l’écriture : écrire pour mettre en patrimoine.
    • Nommer les compétences pour animer. Penser la formation des animateurs/inventeurs et penser le passage du statut de militant, d’amateur, de bricoleur à des métiers nouveaux. (cf. la formation de bibliothécaires aux « Allumettes » à Aix). (Distinguer les gens qui veulent se former à l’écriture pour écrire eux-mêmes et ceux qui veulent se former à l’animation et à l’invention d’ateliers d’écriture).
    • La place des ateliers d’écriture dans l’élaboration de l’écriture contemporaine.Brouillons divers

Chère Karine,

Voici le descriptif de l’atelier que nous proposons pour le colloque. Nous espérons que cela conviendra car nous sommes plus « animateurs » que « discoureurs ». Les Postes françaises sont en grêve depuis quelques semaines, surtout dans les Bouches du Rhône, donc, nous n’avons reçu aucun courrier de toi depuis ta lettre de fin février.

Notre proposition est de réfléchir à l’écriture dans un collectif en passant par une notion qui notre point de vue lui est liée, celle de dispositif.

Nous distinguerons trois types de dispositifs: le stage comme dispositif, l’atelier comme dispositif d’écriture en collectif, l’écriture fragmentaire et les dispositifs d’accueil de fragments.

Nous ne voulons pas faire du dispositif une question purement « technique ». Ce qui nous intéresse ce sont

    1. a) les partis pris sur l’homme et sur la pertinence sociale des ateliers d’écriture: le dispositif est alors un lieu favorable pour « faire de l’écriture un bien partagé », pour penser la place de l’autre dans un travail qui est toujours le fait d’un sujet singulier mais aussi social.
    2. b) les processus de création: écrire en atelier signifie qu’on opère un certain nombre de ruptures par rapport aux représentations dominantes de la création et aux théories de l’écriture.
    3. c) l’activité de l’animateur avant, pendant et après l’atelier: nous rejoignons là ta question initiale « conditions, moyens, finalités de l’atelier d’écriture » en proposant aux participants de réfléchir aussi à « la pédagogie » de l’atelier (la création comme recherche; le rôle des consignes; le rôle de l’analyse réflexive).

« Ecrire, créer dans un collectif » pourrait n’être qu’un truc, un bon truc pour faire écrire plus facilement, pour lutter contre la peur et le sentiment de solitude que beaucoup ressentent devant la page blanche. Ecrire en collectif comme on fait de l’escalade en groupe ou de la poterie.

Or, à y réfléchir de plus près, cette expression anodine en apparence, nous confronte à des questions bien plus complexes dès qu’on veut entrer dans les détails et légitimer des pratiques précises, l’écriture en atelier par exemple. Alors on ne peut plus se contenter de dire qu’on est pour ou contre l’écriture dans un collectif, comme on est pour ou contre les vacances en famille ou que sais-je encore. Les arguments de la convivialité, de la bonne humeur partagée, ou de l’entraide ne suffisent plus. Il y a à s’expliquer sur une théorie de l’écriture, une théorie du sujet et les choses se compliquent.

Notre proposition est de réfléchir à l’écriture dans un collectif en passant par une notion qui notre point de vue lui est liée, celle de dispositif. On pourrait dans un premier temps qualifier de « dispositif » toute structure qui permet de réunir des sujets et des textes, qui permet d’ordonner et d’accueillir aussi bien des écrits que des fragments d’expérience, mais aussi des réflexions, des points de vue, etc.

Par dispositif on pourrait entendre tout ce qui permet d’aller au-delà de conceptions individualistes de l’écriture et qui redonne à la création une dimension collective qu’elle n’a dans les faits jamais perdue mais qu’elle a souvent oubliée, au nom de l’avènement d’un sujet démiurge, pur produit de lui-même

 

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I.- Première partie:

le dispositif, un immeuble à trois étages

a/ l’atelier comme dispositif

Les multiples formes de l’écriture en collectif

Bien que les ateliers d’écriture se développent, écrire dans un collectif est une pratique encore inhabituelle, et les auteurs « collectifs » sont encore rares.

L’expression « écrire dans un collectif » regroupe toutes sortes de pratiques :

  • textes conçus et écrits individuellement puis lus dans un groupe,
  • textes conçus collectivement (certains récits ou contes par ex. dans les ateliers du GFEN), réalisés ensuite en partie individuellement puis « montés » comme une production collective,
  • textes conçus et réalisés en totalité dans le cadre d’un groupe (écriture à 2, à 3, quelques fois plus )
  • textes produits individuellement puis échangés dans le cadre de l’atelier dans le but de donner lieu à des réécritures, des écritures en dérive, etc.
  • textes écrits individuellement puis co-publiés dans une revue par ex., etc.

Ces pratiques ne sont possibles que parce que dispositif structure, etc.

b/ l’écriture fragmentaire et les dispositifs d’accueil

  1. plaquette

c/ le stage comme dispositif

le stage RPE

 

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2.- Deuxième partie:

questions à l’écriture en atelier

Quelle est la question posée?

Dans l’écriture de groupe on est à la fois :

  • dans une problématique de la rupture avec l’écriture individuelle (rupture avec le modèle dominant hérité du XIXè fondé sur une psychologie de l’intériorité, sur l’écriture comme « expression d’un sujet »)
  • dans une problématique d’invention de formes nouvelles de pratiques artistiques (élaboration de protocoles; travail sur projet collectif; cf. atelier question à la sciences, Cortazar, etc.)
  • dans une problématique de formation /co-formation (apprendre entre pairs, avec et contre eux) . Comparer / co-piller les procédés que chacun emploie
  • dans une réflexion sur ce qu’est un auteur, une signature, une expérience
  • dans la confrontation et la circulation des imaginaires (être à l’écoute des imaginaires des autres, ; problème de la commensurabilité)

Il s’agit donc de bien préciser sur quel plan on souhaite se situer.

Au service de quelles valeurs ?

Si l’intention est que « chacun apprenne à écrire » pour soi, pour son usage personnel, écrire dans un collectif est un risque et une chance. Un risque, celui de s’exposer au regard des autres, d’être jugé. Une chance, celle de confronter des points de vues, des façons de faire ; de mesurer les échos qu’un texte qu’on a écrit peut avoir sur d’autres ; de s’enrichir des manières de faire d’autrui.

Si l’intention est de « faire de l’écriture un bien partagé » (c’est notre intention), s’il s’agit de permettre à tous d’accéder à l’écriture, écrire dans un collectif est une nécessité et un choix pédagogiques. Pourquoi?

Le travail de l’animateur

L’atelier d’écriture comme situation de travail (le schéma)

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3.- Ouvertures

Des questions nouvelles

celle des frontières :
– où s’arrête dans le temps l’auteur collectif ? le temps de l’atelier d’écriture ? et que se passe-t-il à l’issue de l’atelier? Comment se transformer ensuite en auteur « individuel » ? Est-ce possible ? (Place de l’analyse réflexive, du projet, etc.)
– celle du texte : comment « mesurer » ce qui renvoie à l’individu, ce qui renvoie au groupe       ?
– celle du sujet : un sujet hors de toute vie collective est-il pensable ?

Définition du « dispositif »:

  1. a) Manière dont sont disposées les pièces, les organes d’un appareil; le mécanisme lui-même
  2. b) (Militaire!) Ensemble de moyens disposés conformément à un plan

La dimension collective dans l’écriture : « l’atelier comme dispositif « 

A un premier niveau (ce qui est apparent), elle est fondée sur les mises en commun, les partages de textes, les partages de questions. La réflexion sur la manière dont chacun « répondu » aux consignes. Il n’y a pas UNE manière de répondre, mais autant de manières que de sujets: chacun use de la consigne.

Si on veut expliquer, il faut se demander quelle théorie on veut utiliser :

. par ex. à partir de la distinction entre travail prescrit / travail réel (il faut une théorie du travail pour lire le travail d’écriture)

. par ex. à partir d’une théorie épistémologique: on écrit avec et contre les autres. Ceux qui sont là, ceux qui fonctionnent dans nos têtes comme « modèles » (fascinant ou repoussant / z’auteurs fétiches ou non)

La dimension collective dans « le stage comme dispositif »

 

La notion de dispositif (appliquée cette fois-ci au stage dans son ensemble) devrait nous permettre de mettre en évidence ce qui ne se voit pas, un nouvel « invisible » : les effets de ce qui englobe le stage (son contexte institutionnel, et autres) sur son contenu.

Avec quels concepts parler de ce qui « englobe » l’atelier?

. ceux par ex. issus des théories de la formation:

analyse de la commande / demande,

ou encore celui d’anticipation de l’après: bâtir le stage comme « dispositif » signifie qu’on intègre la question des effets et projets de l’après-stage dans l’ici et maintenant: projets personnels, professionnels, institutionnels, etc.

Ils permettent peu de penser la dimension collective. Ils sont plus dans une logique de l’acteur et des systèmes.

. ceux issus de l’analyse du travail: celui de « situation d’écriture » qui nous semble des plus féconds.

La « situation d’écriture » renvoie à la situation de formation (cf. Clot).

Les tâches d’écriture s’inscrivent dans une relation entre

– un sujet (son histoire, ses connaissances, ses goûts, etc.),

– une institution,

– des animateurs qui ont négocié avec le commanditaire.

Les tâches se présentent sous le double aspect d’un ensemble de consignes (travail prescrit) et d’un ensemble d’actes (travail réel).

Ils relient « dimension collective » et « dialogie » ou dialogue de sujets à sujets autour des buts et des mobiles. La dimension collective de l’écriture réside ici dans une dialogie élargie entre les trois pôles: animateurs / stagiaires / institutions. Il y a négociation entre eux ….

 

Le stage à lire comme dispositif parce qu’il fondé sur…

– la variété des ateliers: mise en place d’un large éventail de types d’ateliers (variété de longueur, de thématiques, de genres) exp. des RPE 94 ?

– un bout à bout qui répond à une logique, (subjective elle aussi, comme celle qui caractérise la succession des phases d’un atelier (cf. la dialogie à l’œuvre entre concepteurs et participants):

* logique de la complémentarité: des ateliers d’écriture de fiction, du récit, mais aussi des écritures réflexives parce que les temporalités de chacun de ces types d’écritures varient

* des moments de production et des moments d’analyse (en fonction de la commande, du thème, du cadre institutionnel)

User de soi usant de la langue

Ecrire est une aventure singulière, même si l’on écrit dans un collectif et même si d’autres, appelés pour l’occasion « animateurs d’ateliers d’écriture « , ont pensé le dispositif ou les prescriptions destinées à lancer sur les chemins de la création.

Vivre un atelier d’écriture, c’est partager l’écriture comme expérience. Ce n’est pas apprendre à … mais s’exposer à… L’écriture en atelier est une épreuve à la fois agréable et difficile, instructive et distractive, sérieuse et ludique, grave et légère.

Ecrire est un travail. Travail et retravail de soi, sur soi. Action sur les mots, sur leur agencement, pour fabriquer du texte, lui-même objet de tous les soins: assemblage, polissage, affinage. Production d’un objet (le texte) miroir de celui qui l’a produit, témoin de son rapport au monde, objet livré au temps et aux dépassements.

Ecrire, c’est tisser des liens avec les autres. Poser l’autre, c’est se poser soi-même. Le lien social est au cœur de l’écriture.

Pour évoquer, lors du Colloque « Théorie et pratiques de l’écriture collective », les ateliers que nous inventons et animons, nous avons choisi de faire le récit de l’un d’entre eux, « Ecrire avec et contre Michaux »[1], en hommage à la Belgique. Mais la question est: comment en parler?

On ne peut plus aujourd’hui, vu l’inflation d’écrits sur les ateliers d’écriture, se satisfaire de déclarations sur les liens entre imaginaire et travail, entre valeurs (ou partis pris) et pratiques dans les ateliers d’écriture. Les aspects concrets de l’atelier doivent être remis au centre, mais sans tomber dans l’inventaire des manières de faire. Ce qui fait l’objet de notre recherche actuelle, c’est comment problématiser le rapport entre le concret et l’abstrait dans l’atelier; comment sortir de l’anecdotique ou des grands principes et mettre à l’épreuve les concepts qui pourraient dialoguer avec l’expérience et rendre celle-ci partageable au-delà du simple « j’aime, je n’aime pas », ou « cet atelier, je m’en souviens encore dix ans après … ».

Comme tout travail, l’écriture en atelier témoigne de l’inventivité humaine: elle est tout à la fois reprise de formes existantes pour leur donner des contours nouveaux, ponction dans l’expérience, traduction/transposition en actes des consignes, scrutation du texte en train de naître, lecture des écarts entre un projet et sa mise en œuvre, débat avec autrui, positionnements divers. Pour

toutes ces raisons, l’écriture est un facteur important de développement de la pensée, et donc un vecteur d’émancipation. Voilà pourquoi « faire de l’écriture un bien partagé »[2] est notre parti pris et notre volonté, renforcés par cette affirmation: « Tous capables » … d’écrire, de réfléchir, d’inventer! »

Mais comment mieux comprendre par quelle alchimie se construit cette pensée, comment mettre en perspective et rassembler mille touches et impressions éparses, si ce n’est en interrogeant plus avant le travail lui-même en tant que concept? En effet, le travail ne se réduit pas à une série de gestes, il comporte du visible et de l’invisible, de l’idéel et du matériel[3]. Parler du travail c’est entrer dans une histoire, c’est parler de l’action de l’homme sur une matière (dans l’atelier d’écriture, la matière c’est la langue), c’est évoquer le rapport de l’homme à la production (le texte comme prolongement, comme trace, comme image de soi, etc.), c’est évoquer les rapports des hommes entre eux, au carrefour de coopérations, connivences, échanges, conflits. Si le travail est vie, c’est qu’il est mise en tension de deux pôles: celui des régularités, récurrences, invariants qui sont à nommer; celui de l’aléatoire, de l’imprévisibilité, de la variabilité qui est à mettre en patrimoine..

Confrontés à la difficulté d’évoquer en un temps bref des années d’animation d’ateliers d’écriture et d’expliciter notre conception de l’écriture comme travail, nous avons construit notre exposé autour de deux points:

dire que nos ateliers sont des « dispositifs »…
ce qui permet d’envisager le travail cristallisé qu’ils recèlent: travail des inventeurs/animateurs avant, pendant et après l’atelier; travail des participants;

distinguer « travail d’écriture » et « situation d’écriture »
ce qui permet de mieux comprendre la complexité des liens que nouent et renouent ceux qui écrivent et de situer les textes en fabrication et l’atelier lui-même dans un contexte, c’est-à-dire un ensemble de rapports sociaux, économiques, politiques, etc qui les débordent largement. Ne pas considérer le texte, et/ou le contexte en soi, mais tenter de saisir les interactions entre eux.

Ouvrant ces deux chantiers de réflexion, nous savons pourtant que jamais l’atelier ne se réduira à ce que nous en dirons, de même que jamais l’écriture ne se réduit à la mise en œuvre de consignes …

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  1. Eloge du dispositif

 

 

« Dispositif »:

  1. a) Manière dont sont disposées les pièces, les organes d’un appareil; le mécanisme lui-même
  2. b) (Militaire!) Ensemble de moyens disposés conformément à un plan

Dictionnaire « Le Robert »

 

 

Paradoxe! Avec l’idée de « dispositif » on met l’accent sur le fait que les consignes sont pensées à l’avance, programmées de manière minutieuse, sans que cela empêche la créativité chez les participants, ni l’improvisation.

 

En parlant de « dispositif » on admet que dans l’atelier d’écriture se combinent différents types d’opérations (qui ne concernent pas que l’écriture) selon un algorithme précis – la succession des phases – conformément à un plan. Mais il faudra se demander au service de quoi.

 

Concevoir l’atelier comme un dispositif signifie qu’on a la volonté de gérer le temps (nous aimons les temps plutôt courts, trop courts, qui bousculent et obligent à lâcher prise); cela signifie aussi que la parole de tous doit être sollicitée et donc mesurée (il s’agira à la fois de faire lire tous les textes, d’organiser les moments d’analyse, etc.); cela signifie enfin que l’organisation du groupe et sa dynamique sont un souci majeur pour les animateurs, que l’espace, le lieu où nous travaillons doivent être installés (affichage, travail dedans ou dehors, tables de littérature, bibliothèque éphémère, etc.).

 

Ainsi voulu, l’atelier est une structure encore vide mais pleine d’espérance, une structure à investir, en attente de textes, une architecture prête à accueillir des rebondissements, des inventions, des audaces, des ivresses.

Une dialogie se prépare, s’anticipe entre animateurs et participants. Derrière le canevas de l’atelier d’écriture, il y a tout l’immatériel de la mise en travail de l’imaginaire et du texte, mais aussi la subjectivité de ses inventeurs; les questions d’écriture qu’ils se posent ou dans lesquelles ils se débattent; leurs lectures, leurs auteurs fétiches; leurs goûts, leurs intuitions; la langue qui est la leur et qui influera sur la formulation des consignes.

L’atelier ainsi formulé est déjà une création adressée.

 

Bifurcation 1

Parce qu’il s’agit de rendre compte d’un moment de réflexion dans le cadre d’un colloque, signalons que notre exposé s’ouvrait par la consigne de travail que voici …

Les personnes présentes sont invitées à nommer, à partir de leur expérience d’écriture, une ou plusieurs chronologies possibles de fabrication d’un texte (les phases, les moments par lesquels on passe). On repère des temps chauds, des temps froids. (Bref échange oral).

Extraits de ce qui a été dit ou entendu:

[…] La feuille blanche se remplit … je change de page. […] Désir, travail, plaisir […] Sensations, pulsions, traversée du temps et le fil se déroule […] Raisons/Contexte, sujet, série de mots et bouts de phrases, réflexion, relecture, réécriture […] Ecriture spontanée, mots justes, intouchables / un essentiel est à dire par fragments, donc recollage / on est trop dedans, trop noyé, perdu […]

Les adieux de (ou à) …

Distractions de malade …

L’étranger parle …

Mise en commun, la grille d’écoute des textes lus étant la consigne de la phase 3.

Les Vibourels sont d’un naturel méfiant, et ont pour habitude de chercher midi à quatorze heures. Ils sélectionnent à la naissance les bébés les plus gras et suppriment les moins de 4 kg400. Le sentiment le plus partagé par la population est le remords.

(Production de stage)

Phase 3

Tranches de savoirs

Chacun extrait des textes entendus (et affichés) des « tranches de savoirs »: savoirs sur soi, savoirs sur le monde, qui scandent provisoirement les temps du voyage, de l’exploration, en préservant l’énigme.

C’est donc un travail personnel de recopiage: on dispose sur une page, des fragments, des phrases issus des textes des autres que chacun complète par l’écriture de textes interstitiels.

Adieux de l’historien à Setchouline

O mirage de ville, ville bonne au voyageur que je fus et que tu accueillis en ton sein; je te quitte ce soir pour aller dans le sud Pacifique étudier les moeurs des habitants de Kaibaco. Mais avant de partir, je tiens à rendre hommage au peuple Setchoulinien. De lignée en lignée, heureux funambules ils se jouent de la pesanteur. Dès qu’un moment de bonheur les touche, ils s’envolent dans l’éther et retombent peu après élastiquement sur leurs pieds. Le Roi, Trampolino 1er, encourage chez ses sujets le sens de la fête. Tous les ans, pour l’anniversaire de Setchoulin, l’ancêtre vénéré, le fondateur de l’ordre de la Sainte Mousse, des milliers de giramartres sont lâchés dans les airs. Ce sont des oiseaux à ailes zébrées et à cols de girafe. Il s’agit de les attraper au lasso pour se nourrir de leur pensée flexible située dans l’oesophage.(…)

Production de stage

Phase 4

Lettre à Henri Michaux

Chacun écrit une « Lettre à Henri Michaux » en réponse à la postface du volume « Plume, précédé de Lointain intérieur » (p.220, NRF Poésie/Gallimard) ci-dessous.

Mise en commun.

« … Tout progrès, toute nouvelle observation, toute pensée, toute création,
semble créer (avec une lumière) une zone d’ombre.
Toute science crée une nouvelle ignorance.
Tout conscient, un nouvel inconscient.
Tout apport nouveau crée un nouveau néant.
Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe?
Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.
Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.
Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi?  »
Henri Michaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

« Chaos-Monde », une écriture, une réflexion dans les parages d’Édouard Glissant

Odette et Michel NEUMAYER

texte paru dans la revue Dialogue (GFEN, Paris)

 

« On ne peut plus approcher notre univers de manière linéaire avec des a-priori, des dogmes et des concepts. Ce chaos-monde imprévisible, il faut l’approcher avec les forces de l’imaginaire. » EDOUARD GLISSANT (France Culture).

Pour mieux connaître Édouard Glissant, consulter le site …

 

Dans « Education et cyberculture »[1], Pierre Lévy évoque « le savoir-flux, le travail comme transaction de connaissances » et nous invite à considérer que « ce qu’il faut apprendre [ne pouvant …] plus être planifié ni précisément défini à l’avance […] nous devons nous construire de nouveaux modèles de l’espace des connaissances. A une représentation en échelles linéaires et parallèles, en pyramides structurées par «niveaux», organisées par la notion de prérequis et convergeant vers des savoirs «supérieurs», il nous faut dorénavant préférer l’image d’espaces de connaissances émergents, ouverts, continus, en flux, non linéaires, se réorganisant selon les objectifs ou les contextes et sur lesquels chacun occupe une position singulière et évolutive.»

 

C’est certainement une intuition de cet ordre qui nous a incités à imaginer, il y a quelques années déjà, l’atelier qui suit. Il doit tout à l’auteur martiniquais Edouard GLISSANT qui, avec cette prescience du poète et bien avant le développement des NTIC, avait exploré la notion de relation et proposé, entre ordre et désordre, l’image du « chaos-monde » : « ce que j’appelle chaos-monde est une représentation extraordinairement proliférante […] de la situation du monde actuel. […] Chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du temps, du mythe […] des cultures qui se joignent, et c’est la poésie même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les réserves d’avenir des humanités d’aujourd’hui ». [2]

 

Cette approche de la pensée par le fragmentaire, l’archipélique, l’horizontalité, nous avons imaginé la faire vivre à travers les quelques consignes qui suivent. Elles sont un plaidoyer pour une écriture qui voudrait restituer au monde sa complexité et à la pensée son inévitable contingence. Peut-être même faire de cette contingence (« contingent » : «qui peut se produire, ou non » Dictionnaire Le Robert ) une norme nouvelle qui s’opposerait à la pensée de système. Une pensée qui tirerait sa force de la surprise, de l’inédit, du hasard, à l’image de ce que peut provoquer le voyage dans l’Internet, mais aussi l’association libre de la psychanalyse, le travail des surréalistes ou encore certaines pratiques picturales ou musicales contemporaines.

 

 

Le déroulement

 

  1. Emergence des questions et placement sur un damier-monde

Le « chaos-monde » est à faire émerger, donc, invitation à prendre conscience du foisonnement de questions non résolues dans lesquelles le monde contemporain se trouve (ou se débat). D’abord énoncées oralement dans le grand groupe, ces questions seront reformulées et recopiées ensuite individuellement sur des Canson de format 10×10, de manière à pouvoir être déposées sur un grand damier de 100 cases (de 10X10 également, structure accueillant provisoirement notre chaos-monde.

 

  1. Le passage par le travail plastique

Plastiquement, sur un Canson format 10X10 et avec les matériaux mis à disposition (encre de chine, craies grasses, ou autres), chacun représente son petit « chaos-monde » portatif et du jour. On vient le déposer sur le damier à côté des questions déjà placées ou ailleurs.

 

  1. Textes explicatifs / textes détours

Dans les questions de la phase n°1, on cherche collectivement, les mots « forts » (mais en vertu de quels critères ?). Chacun en garde un et le travaille sur les axes idéel et matériel. Avec cette moisson, on produit un texte qui tentera d’expliquer une facette du « chaos-monde ».

Puis, production d’un second texte qui prendrait du recul, car « expliquer, ça empêche de comprendre… lorsque ça dispense du détour par l’imaginaire ». Lecture de la citation de Glissant donnée en exergue. On peut pour ce second texte faire jouer les liens entre les questions affichées sur le damier, les productions plastiques et ses propres listes de mots.

 

  1. Réécriture ou les textes scrutation

Maintenant, et avant même de lire sa production au groupe, chacun dispose d’une nouvelle feuille format 10×10 pour réécrire, réduire à l’essentiel ce qu’il vient de produire. Lecture. Ces textes, résultats d’une scrutation, sont à leur tour placés sur le damier.

 

  1. Textes liens pour tirer des plans sur l’avenir

Pour tirer des plans sur l’avenir et le mettre en perspective on fait, en groupe ou individuellement, un parcours aléatoire et conscient visitant quelques cases sur le damier et passant d’un point Alpha à un point Omega. Entre subjectivité et objectivité, on crée par écrit des liens d’une production à une autre, en s’autorisant des chemins de traverse.

 

  1. Textes traductions

« Tu me parles dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends » E. Glissant, Le discours antillais.

Lecture de ces textes-liens. Les participants auditeurs ont pour mission de prendre au vol une expression dans chaque texte lu. Puis, chacun est invité à «comprendre » par écrit une ou plusieurs de ces expressions, dans son propre langage. Lecture de ces « traductions ».

 

  1. Discussion

Avant l’analyse collective, réflexion individuelle sur le passage d’un registre de production à l’autre (du travail plastique au travail d’écriture ; du texte explicatif au texte-lien ; de l’écoute au texte-traduction ; écriture et réécriture). Retour sur les réflexions de début d’atelier ; ouvertures mais aussi limites de la pensée archipélique et contingente.

 

***

Commentaire : de phase en phase, un espace de pensée se constitue dans le damier sous les yeux des participants. Ceux-ci peuvent n’en vouloir retenir que la dimension spatiale, celle que donne un regard panoramique. Ils peuvent aussi chercher à en percer la profondeur par le travail de scrutation, puis de réduction. C’est selon le choix de chacun. L’écriture est tour à tour un outil pour faire des liens et une pratique qui permet d’aller voir du côté de quelques « points intensifs » qui aimantent un réseau de réflexions et de productions qui, peu à peu, se complexifie, c’est-à-dire se structure.

Dans l’un comme dans l’autre des cas, écrire signifie se donner le temps de laisser émerger des fenêtres d’ordre dans le «chaos-monde». Celles-ci sont toujours momentanées et partielles. Elles n’en ont pas moins de force pour chaque sujet en prise avec les mots mais aussi avec le travail plastique. Entre l’instant fixé par la production plastique et le fil que dévide l’écriture voyageuse s’élaborent pour chaque participant de nouvelles manières de penser qui interrogent les pratiques habituelles plutôt fondées sur le déroulement linéaire de la pensée, le rangement et la hiérarchisation des arguments au détriment de la mise en relation et du réseau.

Et si cette prise d’appui sur l’imaginaire était une des manières de mieux comprendre ces nouveaux modes de productions de savoirs et de pensée que les NTIC semblent porter dans leur sillage ? Et si créer, c’était se donner se donner des outils pour s’initier à de possibles lendemains ? Ó

 

 

[1] Ouvrage à paraître le 21 novembre aux éditions Odile Jacob.

[2] Extrait de « Ecrire la parole de nuit – La nouvelle littérature antillaise » – Folio Essai N°239, Editions Gallimard 1994

Autoportrait de nous au travail : Écrire en milieu professionnel

(Cet article était destiné à la revue Sensibles, Musée de la photo Nord Pas de Calais.)

Un autoportrait écrit et collectif est-il possible en milieu professionnel ? A-t-on la même perception de soi et du monde, dit-on la même chose, selon que l’on écrit seul ou dans le cadre d’un atelier collectif, en présence de personnes qui partagent le même lieu de travail, la même activité ? Comment dans ce cadre d’écriture partagée affirmer sa singularité de sujet travaillant, dire ses appartenances et jusqu’à quel point ? Ne pas être consensuel et faire place aussi à ce qui fait débat dans l’entreprise ou entre les personnes ? Autant de questions que se sont posé tous ceux qui, un jour, ont participé à un atelier dans lequel on a croisé le regard sur le travail et l’apport créatif des ateliers d’écriture de poésie et de fiction.

Et du côté de l’animation ? Installer l’écriture au centre des préoccupations ; prendre appui sur les dynamiques engendrées par le fait de produire ensemble, pour aller au-delà du déjà-dit ; préserver l’écriture de l’instrumentalisation qui la menace au nom du « vouloir-tout-dire-tout-de-suite » ; ménager des passerelles entre spontanéité de l’expression et réflexion à propos de ce qu’écrire signifie et en quoi écrire permet de construire de sa pensée. Voilà quelques entrées envisageables pour comprendre la conception et l’animation d’un type particulier d’ateliers en relation avec le travail.

Or, du superbe visage d’Albrecht Dürer, encadré de boucles blondes, à Vincent Van Gogh, oreille coupée ; de Jean-Jacques Rousseau à Jean-Paul Sartre, Serge Doubrovski[2] ou Jacques Roubaud[3], jusqu’à une époque récente ce sont plutôt les oeuvres littéraires et plastiques qui nous ont permis de nous interroger sur nos mobiles quand nous entreprenons le voyage au cœur de nous-mêmes. Elles ont fixé pour nous les normes et conventions de l’autoreprésentation et posé pour leur époque la question de ce qu’est un être humain et de ce qu’il semble possible d’en dire.

A quoi tient alors l’actualité de notre recherche sur l’autoreprésentation en milieu professionnel ? Peut-être d’abord au contexte et à l’époque. En effet, la place faite aujourd’hui à l’expérience du travail dans la réflexion sur les identités des personnes et des groupes va croissant. N’en déplaise à Taylor, on sait que le travail questionne la subjectivité, qu’il s’agisse de travaux sur la mémoire ouvrière, sur le rapport au travail et au non-travail selon les générations, de recherches sur les formes émergentes d’usages du « temps libéré ». Tout montre que le passage par l’activité productive fait repère et constitue une des clefs pour comprendre le vivre ensemble contemporain.

Pourtant, le travail – dont on parle beaucoup – ne se donne en réalité jamais à lire facilement. Les ergologues[4], les ergonomes, les psycho-dynamiciens[5] du travail, les anthropologues, tous attestent que la difficulté en la matière est double : à la fois langagière et conceptuelle. Dans bien des témoignages, enfermée dans le monde du prescrit et du « on », toute subjectivité gommée, la parole s’affadit et se satisfait de l’énoncé du seul visible, des tâches exécutées. Le travail, c’est-à-dire, non pas l’exécution, mais la mise en œuvre du prescrit par un sujet historique, désirant, inséré dans des configurations sociales précises, est le grand absent. D’où l’enjeu : trouver par l’écriture des manières d’accéder à la part invisible des choses, à ce que les personnes mobilisent pour la production de ce qui leur est demandé, ce que les spécialistes appellent « travail réel » ou « activité ».

Dans le champ éducatif, ces questions sont particulièrement aiguës. Quelle place existe aujourd’hui pour la parole des praticiens (enseignants, formateurs, administratifs divers) quand la scène du discours est largement monopolisée par les institutions, l’encadrement supérieur, les politiques, les chercheurs, les médias ? Quelles voies pourrait se frayer une parole venue du terrain et qui aurait pour ambition de ne pas se restreindre à l’énoncé des pratiques pédagogiques – un domaine bien balisé – mais voudrait explorer un champ plus large et plus complexe, celui du travail enseignant ? Ce qui est alors visé, c’est un meilleur positionnement de chacun par l’exploration du commensurable dans le travail, par la co-construction des savoirs nouveaux à propos de cette activité toujours composite, voire contradictoire, qui associe valeurs et pratiques. C’est connaître et reconnaître la part mentale, créatrice, imaginative, anticipatrice de tout métier, de tout sujet. C’est valoriser le « faire-face », la capacité à réguler et évaluer, mais aussi à se représenter et ainsi à se transformer et à transformer son milieu.

Nous étayerons notre propos sur deux expériences faites récemment. La première concerne un organisme de formation belge qui nous a sollicités pour la production collective d’un livre à l’occasion de ses vingt ans d’existence. Ecrirait pour cet anniversaire l’ensemble des personnels volontaires, toutes catégories réunies, afin de donner à voir le travail qui se réalisait dans cet organisme. La seconde expérience touche un groupe d’enseignants suisses, militants d’Éducation Nouvelle. Pris dans les contradictions d’une importante réforme institutionnelle, ce groupe était désireux de découvrir de nouvelles façons d’interroger le travail enseignant.

***

User de la métaphore

Je ne connais pas encore bien la région que je fais découvrir, mais j’ai des cartes […] pour m’aider. Je pars en exploration […], je découvre le terrain en même temps que mon groupe, suivant mon instinct et improvi­sant […]. Je dois m’adapter à la météo (est-ce que ça vaut la peine de faire la visite prévue par temps orageux ?) ainsi qu’aux différentes personnes de mon groupe […]. Il m’arrive de perdre mon chemin ou d’arriver à des­tination en faisant un détour ou bien de me retrou­ver dans un cul de sac. Mais je dois toujours ame­ner mon groupe là où je l’avais prévu. L’ambiance doit être agréable et propice à la découverte pour que tous reviennent les valises rem­plies d’expériences et de souvenirs (Extrait de  » Le guide touristique. » Texte de Monika, enseignante).

 

L’autoreprésentation est art du provisoire. A peine le portrait accompli, on n’est plus tout à fait la même personne. Dans l’atelier d’écriture, l’autoportrait s’élabore progressivement, à partir de différentes consignes et contraintes libératrices de l’écriture. A chaque phase se révèle une des pièces de ce qui sera, non pas un texte fini, mais comme dans un puzzle, un assemblage de vues partielles et volontairement parcellaires. Ainsi on peut commencer par constituer des listes de mots autour du travail pour s’apprivoiser. On peut ensuite produire individuellement de premiers fragments : « Les quatre saisons de mon travail » par exemple ou encore « Portrait de moi en j’aime et je n’aime pas« . On peut, à la manière de Sei Shõnagon, dame de cour dans le Japon du XIème siècle, écrire des fragments selon diverses rubriques : « choses qu’on a grand hâte de voir ou d’entendre (au travail) », « choses qui donnent confiance (quand on est au travail »), « choses désagréables à voir », « choses difficiles à dire », « choses auxquelles on ne peut s’abandonner », etc.

Notre propos n’est pas ici de dresser un inventaire de toutes les entrées possibles dans une telle écriture. C’est plutôt de l’usage de la métaphore que nous voulons parler. Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[6] « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellec­tuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quoti­dienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. Notre système conceptuel joue ainsi un rôle central dans la définition de notre activité quotidienne […]  »

Voici donc notre consigne d’écriture. Après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier (enseignants, formateurs, responsables de dispositifs de formation) sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle et de la développer en un texte qui filera cette métaphore le plus loin possible.

 

Je me vois en tonneau des Danaïdes… parce que, le tonneau c’est quelque chose qui doit contenir des quantités et en même temps qui peut être vide ou rempli. […] Les Danaïdes, parce que le tonneau a habituellement un fond mais que dans la situation actuelle, j’ai l’impression de toujours faire et recommencer sans nécessairement obtenir les résultats escomptés. […] Parfois, le tonneau se remplit à ras bord, plein d’idées, de projets puis tout à coup, face à un manque de réaction, il se vide pour quasiment s’assécher. C’est alors l’absence d’idées, de projets, […] Tout est contradictoire, […] d’un côté, la rigueur et de l’autre l’incapacité de gérer les flux […] la communication et l’impression de ne pas avoir de retour […]. La volonté et dans le même temps, un aveu d’inca­pacité. […] (Extrait du « Tonneau des Danaïdes », Joëlle, responsable de filière).  

On ne choisit pas sa métaphore, elle s’impose souvent ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. Comme pour un négatif plongé dans un révélateur, elles font apparaître pour chaque participant une certaine façon d’être au monde et aux choses. Les développer consciemment nous informe et nous conforte souvent dans ce que nous pressentons de notre travail sans toujours trouver à le dire. C’est comme si elles nous libéraient du poids d’un « déjà vécu et pas encore parlé » auquel elles donnent une forme décalée, inattendue, par une mystérieuse et pourtant bien réelle métamorphose.

En filant la métaphore, la posture d’écriture n’est pas celle de l’introspection et de la confession classiques dans lesquelles un « je » déclare se livrer sans filtres et sans fards, en ligne directe en quelque sorte. Bien qu’il se conforme au contrat du « dire vrai », l’écrivant qui file la métaphore se trouve devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques qui donnent à l’écriture un air de défi, celui d’une fabrication, la production d’un artefact dont l’intérêt tient justement au caractère systématique.

Ce matin avec mes clients, nous avons décidé d’attaquer le Mont de la Division. Je pensais qu’ils étaient plutôt nom­breux pour former une cordée, et j’éprouvais de la difficulté pour équiper chacun de façon convenable. Presque tous possédaient de bonnes chaussures, mais pour le reste, tout était disparate et je doutais du bon fonction­nement des piolets et des crampons. La première dispute eut lieu avant même le départ. Cer­tains – on se demande bien qui les avait obligés à partici­per – mettaient en cause le but même de l’ascension : ils pensaient que l’on pouvait prendre simplement le Sentier de l’Algorithme, beaucoup moins périlleux et vertigineux que le Canyon de la Découverte, puis s’arrêter dans la Ca­bane du grand Sharp, équipée de toutes les technologies modernes et très confortable… (Extrait de  » Un guide de montagne », Jean-Marc, enseignant, Genève).

 A l’arrivée, du fait même du filage, le trait est plus net et le paysage qui se dévoile au fil des mots ravit, étonne souvent et interroge. Le décalage qui est le principe même de la métaphore a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut tester la pertinence explicative. On s’est surpris à écrire ceci puis cela. Or ce qui, dans cette formalisation médiate, s’est dit sur le mode de la fiction et de l’imagi­naire met à nu des fonctionne­ments de personnes, de groupes et d’institutions qui sont bien réels et qu’une écriture spontanée immédiate n’aurait pas forcément envisagés. Des éléments bien réels, trop peut-être même pour en mesurer d’emblée toutes les implications… Selon que l’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce de puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les ges­tes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus.

Ni décorative (comme dans la poésie romantique), ni pur produit de l’imagination voire de l’inconscient (comme bien souvent dans l’écriture poétique moderne), la métaphore dévide sous nos yeux d’écrivants le fil de tout ce que, dans notre travail, nous avons peu à peu découvert et systématisé, souvent même à notre insu. Il est vrai qu’elle perd de son mystère, qu’elle se « dépoétise » mais elle nous conduit en revanche à nommer les choses avec d’autres mots que ceux du quotidien ou des lexiques spécialisés. On se surprend à évoquer des sentiments, des valeurs, la souffrance ou le bonheur d’enseigner. On nomme des instants clefs de l’activité : les rituels de préparation de cours ou de stage, les réactions face aux apprenants, une certaine manière de faire face aux résistances, autant de « séquences pertinentes » dont nous avons conscience et qui atteste de notre professionnalité.

 

J’écris pour savoir ce que je pense

Comment faire pour que l’usage de la métaphore dans l’atelier ne nous fasse pas tomber dans la disproportion ou le simplisme ? La société parle elle aussi par métaphores et structure nos systèmes de pensée collectifs. On dira « la ga­lère » pour parler des « petits boulots », « je suis crevé » pour « je suis fatigué ». Bref, le stéréotype et la caricature ne sont jamais loin. Il faut donc questionner les métaphores : les jeunes en situation de travail précaire sont-ils tous à ramer sur un même bateau, la galère ? Quand nous sommes en forme, sommes-nous « gonflés » comme un pneu ? Un ballon ? Une baudruche ? Quel est ce clou qui « nous a crevés » ?

Après la lecture des textes produits, les participants sont invités à s’interroger à propos des limites des métaphores choisies. Les conditions d’un retravail des textes sont là : une réécriture dans laquelle le « je » de la métaphore et de la fiction dialoguera avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité et qui argumente. On produira, au choix, la réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel on se dégagera des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ».

Quand j’ai participé à cet atelier, j’avais choisi la métaphore du dompteur car c’est bien ainsi que je me sentais à mes débuts en tant que professeur de lettres dans un Lycée Professionnel de garçons. J’ajoutais même que je faisais le dompteur jusqu’au mois de novembre, les vacances de Toussaint marquant en quelque sorte le délai que je me fixais pour apprivoiser et mettre au travail mes élèves. Ma métaphore a bien fait rire les collègues et j’étais assez fière de ma trouvaille quand, à la réflexion, je me suis aperçue que si je voulais filer cette image du dompteur il me fallait le fouet, les bottes, la jupette, etc. Or, c’était la peur tenaillant l’homme devant la bête sauvage, qui m’avait instinctivement portée vers cette métaphore et non tout ce qu’elle pourrait signifier par ailleurs : l’école comme cirque, l’apprentissage comme contrainte comportementale et dressage, le métier comme montage d’un numéro bien rôdé. […] Contrairement à ce que semblait dire la métaphore, il me revenait en mémoire qu’en réalité je tentais dès le premier jour de convaincre mes élèves qu’ils étaient intelligents et capables et que, dans ma pédagogie au quotidien, je faisais appel à leur sens de la responsabilité, mon but était bien d’installer une ambiance de travail mais pas par la pression, la terreur ou la récompense. […] La métaphore m’a permis de nommer, d’accepter puis de refuser ma peur de jeune enseignante débutante au profit d’une prise de conscience de ce que je tentais réellement de mettre en place.

Cécile, enseignante.

Du coup, la nature des coopérations entre participants de l’atelier change. On passe de l’autoreprésentation (et d’une réflexion d’abord individuelle et solitaire) à une forme de socio-écriture. La réflexion se fait a contrario des écrits de départ. S’élabore alors une image plus nuancée et plus dialectique des métiers, peut-être même une sorte de « culture professionnelle commune » entendue comme questionnement co-élaboré, non fini, partagé de l’intérieur, à partir duquel chacun peut se positionner.

La formalisation de l’expérience humaine suppose de la confiance, du temps et surtout un dialogue bienveillant entre pairs d’une part, entre participants et professionnels experts (animateurs habitués aux interventions en milieu professionnel) d’autre part. Les ateliers que nous aimons sont des rencontres. Les animer, c’est tenter de permettre à chacun d’accéder à un savoir plus riche à propos de soi, de son activité, de son rapport au monde et aux autres. Cela suppose quelques garanties (l’absence de jugement, la lecture au positif des écarts). Tel est le prix pour une l’écriture qui cherche avant tout à faire réfléchir. N’est-ce pas là une belle ambition pour une autoreprésentation qui serait partagée et émancipatrice ?

Odette et Michel Neumayer[1]
juillet 2005

 

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[1] Odette et Michel Neumayer sont concepteurs d’ateliers d’écriture et analystes du travail. Ils ont notamment publié Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé (ESF, 2003) et Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture – Quinze ateliers pour l’Éducation Nouvelle (Chronique sociale 2005). Ils sont co-éditeurs de la revue d’écriture Filigranes. (www.ecriture-partagee.com).

[2] Avec son concept d’autofiction.

[3] Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, suivi des trois autres branches de l’œuvre autobiographique : La boucle (1993), Mathématique: (1997), Poésie (2000), textes dans lesquels l’autobiographie réelle n’est possible qu’en décalage avec le projet autobiographique.

[4] Yves SCHWARTZ (sous la direction de), Reconnaissances du travail – Pour une approche ergologique, PUF, Collection Le travail humain, Paris 1997.

[5] Y.CLOT, Le travail sans l’homme ?, Éditions La Découverte, Paris 1995.

[6] Éditions de Minuit, Col. Propositions, Paris, 1985, p.13.

« Mosaïques d’expériences » (Mahdia Tunisie 2012)

Le lecteur curieux, le pédagogue attentif, la participante intéressée, tous se demanderont comment une telle quantité de textes a pu être produite pendant les trois jours et demi qu’auront duré les Rencontres de Mahdia.

Pour la première fois en terre d’Afrique, en Tunisie, avait lieu un rassemblement des mouvements d’Éducation nouvelle, certains tout nouveaux comme ceux de Tunisie justement, de Haïti, du Luxembourg, d’autres plus anciens comme ceux de France ou de Belgique, de Suisse romande, et enfin ceux qui allaient se constituer dans la foulée…

Lire le texte
MOSAÏQUES (3 Mo - 120 p.)

 

Rencontrer l’autre, oui mais comment ?

Tout le monde conviendra que se rencontrer, c’est parler et se parler, échanger, s’écouter. C’est nécessaire, mais est-ce suffisant quand la Rencontre veut être sous le signe de l’Éducation nouvelle ? Voilà pourquoi les organisateurs sont partis du principe que c’est autour d’un travail commun que l’on va plus loin. « La pensée naît de l’action pour retourner à l’action » affirme le psychologue français Henri Wallon[1] (1). La spécificité de l’Éducation nouvelle est d’interroger les questions qui se posent à elle par le biais d’ateliers et de mises en situation. Chaque matin, les quelque 80 personnes présentes avaient la possibilité de participer à des ateliers ou démarches qu’animaient ceux ou celles qui en avaient fait la proposition préalable.

 

Mais, vivre un atelier en petit groupe, là encore, est-ce suffisant pour comprendre les enjeux et les apports de telles Rencontres ? Qu’est-ce que chacun, chacune y apporte ? Que peut-il ou elle ensuite rapporter, transposer, injecter, transmettre de cette expérience dans sa vie professionnelle quotidienne ? Quelle mémoire garde-t-il de ce qu’il a vécu pour le faire vivre à son tour ailleurs ? Par quelles médiations subtiles, les thèmes, matériaux, questions travaillés ensemble (maths, arts plastiques, langue, etc.) rencontrent-ils l’expérience actuelle de chacun et peuvent-ils l’enrichir ? Autant de questions, autant de réponses !

 

L’atelier d’écriture, sa mise en œuvre, ses effets

Un temps de 2 heures, intitulé « Mosaïques d’expériences » était réservé chaque après-midi pour un atelier d’écriture dans lequel les participants pouvaient revenir sur leurs découvertes, leurs surprises, leurs réflexions du matin et commencer à les analyser. « Mosaïques », en Tunisie le terme s’impose, surtout quand on se trouve à quelques kilomètres du musée archéologique d’El Jem. S’il désigne la beauté de l’objet final, il dit aussi qu’un travail d’assemblage a eu lieu, dans notre cas une action de montage et d’ajustage d’expériences singulières et fragmentaires.

 

La forme épistolaire fut choisie, d’abord pour assurer une cohérence dans la diversité des coutumes et des choses vécues. Et puis, la relation épistolaire a ceci de magnifique que selon que l’on s’adresse à sa famille, à son directeur, à une collègue… l’argumentation ne sera pas la même. Les affects et les concepts n’auront pas le même poids. Le regard porté sur l’activité du matin s’en trouvera différent.

 

Au cœur de cette production de récits, remarques et échos adressés, joue pleinement le fameux triangle anthropologique du « Donner – recevoir – rendre » de l’anthropologue Marcel Mauss[2]. Un don d’ateliers a été organisé (une dizaine chaque matin) ; ceux-ci ont été « reçus » par l’ensemble des participants, compris, réinterprétés ; et par le fait d’une relation épistolaire, s’esquisse la transmission de cet apprentissage, « rendu », mais à d’autres, extérieurs aux Rencontres de Mahdia.

 

Le défi de ce rituel particulier, tout entier consacré à la production de traces, d’une archive des Rencontres a été fort bien accueilli. Sept petits groupes se sont organisés autour d’animateurs volontaires et d’une même proposition de travail collectif (voir en annexe).

 

Une thématique différente donnait la tonalité de chaque journée et c’est ce qui a guidé l’atelier d’écriture :

  • S’inscrire dans une communauté d’apprentissage : en effet, la question se posait de comprendre comment, dans cette juxtaposition de 80 personnes, venues de tous les coins du globe, l’individu s’y prenait pour manifester son appartenance toute fraîche à ce groupe, dans ce lieu qui réfléchissait sur les apprentissages ? Parallèlement, que doit faire, que va faire la communauté pour que chaque « Je » puisse s’y inscrire, chaque porteur ou porteuse d’expérience ? La notion de communauté : utopie ou réalité ?
  • Le droit à la réussite était la problématique du deuxième jour. Le mot « réussite » aurait tendance à impliquer que chacun est comptable ou responsable de son propre échec ou de sa réussite, de manière individuelle. Y accoler la notion de « droit », renvoie à ce que fait la société et son école pour garantir l’accès pour tous à ce droit. Donc, quelle pédagogie et quels professionnels pour quelle réussite ?
  • Changer de regard et de pratiques, en matière de formation, de culture, de société. Trois jours pour adopter un autre point de vue, pour connaître des façons de faire nouvelles, pour se frotter aux idées des autres, c’est bien peu ! Et pourtant, les textes reproduits ici reflètent cette montée en puissance, cette volonté farouche de refermer les portes de Mahdia en emportant en soi (cœur et tête) la quintessence, la ‘substantifique moelle’ de ce que peut mettre en mouvement l’Éducation nouvelle.

 

Une certaine conception de l’écriture

– Écrire, ce n’est pas retranscrire, mais s’autoriser à (re)construire ce qu’on a vécu.

– Pour écrire, il faut commencer quelque part (n’importe où, ou presque, pourvu que l’on démarre). Ensuite on peut rectifier, compléter.

– Pour écrire, il faut des mots d’abord, les idées viennent ensuite.

– L’écriture en groupe n’est possible qu’à partir d’un minimum d’empathie pour les productions des autres. Est essentielle l’acceptation de suspendre son jugement sur ce qui est en train de s’écrire.

– Le but de chaque atelier est d’abord de se convaincre du « tous capables » !

 

L’écriture réflexive, comme toutes les autres, qu’elles soient poétiques ou narratives – n’est pas le fruit d’un don mais le résultat d’un vrai travail. Recherches collectives de mots, échanges autour de notions en tension, production de « je me souviens », premiers jets, ont à chaque fois été les tremplins vers un texte final, une « lettre à la personne de mon choix » qui reliait les participants à un extérieur réel et/ou fictif.

Mosaïque d’écrits, de destinataires, d’accroches. Ce sont autant de facettes, de tesselles qui font une œuvre collective, chacun restant maître de sa compréhension. Nous avons donc choisi de publier tous les textes. Ils sont organisés selon la logique d’un abécédaire qui se veut totalement subjectif. L’ensemble ne constitue ni une théorie, ni un récit exhaustif. Cependant, l’idée que l’Éducation nouvelle, pensée historique, a besoin de se constituer des archives de ce qui se passe réellement dans ses Rencontres a beaucoup joué dans la proposition de vivre tous ensemble ce défi d’écrire.

 

« Écrite, l’expérience est un capital », dit Guy Jobert, professeur en Sciences de l’Éducation à Genève.

OM & MN

 

 

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[1] Henri Wallon (1879 – 1962) est un philosophe, psychologue, neuropsychiatre, pédagogue et homme politique français. Il fut président du Groupe français d’Éducation nouvelle de 1946 à 1962.

[2] Marcel Mauss (1872 – 1950) est généralement considéré comme le fondateur de l’anthropologie française. Son œuvre majeure : « Essai sur le don » dans laquelle il aborde en particulier la notion de don / contre-don.

Ecrire et faire écrire à propos du travail : quelques manières d’aborder la formation d’adultes, entre éducation nouvelle et ergologie.

Odette et Michel Neumayer
Formateurs d’adultes, concepteurs d’ateliers d’écriture
Marseille, France

Ce texte, paru en Italie sur une site consacré aux questions du travail, n’est pas un panorama de la formation d’adultes en France. Il se veut simplement un témoignage, le récit un peu analysé d’une expérience singulière, dans les deux sens du terme :

  • singulière car portée par des sujets inscrits dans une histoire, un réseau de rencontres, du partage, du militantisme ; deux personnes tentées par l’autodidaxie et l’invention.
  • atypique, peut-être marginale, sans prétention à être un modèle mais simplement un exemple parmi d’autres de ce qui peut se faire en France actuellement[1] en matière de formation d’adultes.

Notre regard n’est ni sociologique, ni économique, ni historique. Nous souhaitons simplement, partager avec nos lecteurs italiens nos réflexions sur les enjeux de la formation d’adultes dans un pays d’Europe en privilégiant les aspects conceptuel, éthique et pédagogique. Dans le corps de notre texte, nous donnerons d’abord quelques informations sur notre propre parcours dans le monde des formateurs et de la formation puis expliciterons, à partir de trois exemples[2], les tenants et les aboutissants d’une manière de faire qui prend appui sur l’écriture à propos du travail et en fait un tremplin pour la réflexion. Cette approche nous semble actuellement peu explorée. Elle fait appel à des outils et des dispositifs issus des ateliers d’écriture et de création qu’elle tente de croiser avec des concepts venus de la philosophie et de l’ergologie.

En matière de formation, notre approche est clairement celle d’un travail qui vise l’émancipation, le croisement des savoirs, la co-construction et le changement social.

 

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes, à Marseille, en collège et en lycée professionnel, nous avons entamé notre parcours dans la formation d’adultes (la formation de formateurs) dans les années 1980. A ce moment-là, le ministre de l’Education nationale, Alain Savary[3], avait décidé de confier aux « militants pédagogiques »[4] la tâche de former leurs pairs dans le but de réduire l’échec scolaire massif et ségrégatif, en particulier au Collège qui accueillait les adolescents, toutes filières confondues. Nous avons répondu à cet appel.

Quelques années plus tard, les politiques éducatives ayant changé, nous avons quitté l’Education nationale et poursuivi notre travail dans un cadre associatif en répondant à des demandes de formation pour des personnels de Municipalités, d’organismes de formation liés au monde syndical, d’organismes parapublics en charge de jeunes en recherche d’emploi. Nous avons aussi travaillé en France et en Belgique avec des associations liées à la lutte contre l’illettrisme.

Parallèlement nous avons organisés nous-mêmes, et continuons de le faire, en Provence, dans le cadre du Groupe Français d’Education Nouvelle, de nombreux stages de pédagogie, ouverts à tous, en nous spécialisant dans les ateliers d’écriture créative et d’arts plastiques[5], mais aussi d’écriture à propos du travail.

 

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle (avec son mot d’ordre « Tous capables ») et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail, appelée aussi « ergologie »[6].

Elle part du constat que ceux qui s’investissent dans le travail au quotidien n’ont pas assez de temps pour parler de celui-ci et écrire à son propos autrement qu’en termes d’organisation. Le manque de mots et de concepts, la difficulté à poser de manière opératoire la question des valeurs, la complexité des questions liées à la mise en patrimoine et au partage de l’expérience, le déficit d’outils (notamment en matière d’écriture) pour solliciter l’imaginaire sont autant d’obstacles. Ils empêchent bien des formateurs de comprendre dans quels contextes ils évoluent, quel impact ils peuvent avoir sur le devenir des milieux professionnels, de quelles marges de manœuvre ils disposent pour les faire évoluer.

Ceci n’est pas sans effet sur l’offre de formation elle-même : la proposition faite aux jeunes en apprentissage, mais aussi aux adultes salariés ou non, devient techniciste et utilitariste. Elle s’enferme dans les « Référentiels nationaux » (en France ceux de l’Education nationale) et reproduit des méthodes anciennes qui pourtant ont fabriqué l’échec. Elle se soumet à la sanction presque exclusive des diplômes et épouse les arguments de l’idéologie dominante pour laquelle formation rime avec adaptation à l’emploi. Elle ne pose pas la question de la formation comme une affaire culturelle et anthropologique… quand l’enjeu serait au contraire de faire du travail une valeur humaine !

Penser, au sein même des collectifs de travail, dans les équipes, dans l’encadrement, chez les élus que le travail puisse construire des solidarités nouvelles, développer une intelligence collective à la hauteur des défis sociaux, éthiques, économiques, écologiques de notre temps, c’est la gageure, compte-tenu du contexte politique et philosophique dans lequel nous intervenons, tentant d’inventer, dans la mesure de nos moyens, des manières de faire différentes…

 

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone que se retrouvent et se croisent…

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone[7] que se retrouvent et se croisent fortement, dans les années 1970, l’Education Nouvelle et les recherches sur le travail.

La question du travail n’était pas absente auparavant des réflexions de l’Education Nouvelle. Les recherches et publications de Robert Gloton, résistant et inspecteur de l’Education nationale, l’engagement de la grande pédagogue Claude François-Unger aux côtés des orphelins de la Shoah en témoignent[8]. Ils avaient fait du « travail » le vecteur de leur action : le premier en inscrivant la question des apprentissages et de la transmission des savoirs dans l’horizon plus large d’une école restituant à la valeur « travail » sa dimension émancipatrice ; la seconde en proposant aux orphelins victimes de la barbarie nazie, dans leur chair et leur imaginaire familial, de renouer par le travail, avec l’Humain. Ils suivaient en cela les enseignements de pédagogues de tels que Makarenko et Korczak, de psychologues tels que Wallon.

Avec les travaux d’Ivar Oddone et de son équipe turinoise un tournant a été pris[9]. On s’intéressait désormais aussi à ce qui se passe du côté de l’opérateur, inscrit lui-même dans une « situation de travail »[10]. Le concept « d’activité » (mentale) devenait central.

 

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates.

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates et sur plusieurs plans. Nous avons été nombreux[11], dans le prolongement de ses écrits, à imaginer des dispositifs qui permettraient de « comprendre le travail pour le transformer » pour reprendre la formule de Jacques Duraffourg[12] et à les faire vivre dans des formations professionnelles, des stages militants, des rencontres.

Deux grands cas de figure se sont présentés : le monde du travail social, le monde enseignant. L’accueil fait à nos propositions de formation a été très différent d’un cas à l’autre.

Il nous a toujours semblé que, dans la formation des enseignants, le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

Dans le contexte de la formation d’enseignants, il s’est avéré très difficile de faire valoir le point de vue du travail car il entrait manifestement en conflit avec l’approche pédagogique classique. Il nous a toujours semblé que le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

En pédagogie, on envisage l’espace immatériel de « la classe » comme l’espace naturel. On s’interroge sur les relations entre le maître et l’élève, entre les élèves eux-mêmes aussi, autour des pratiques de savoir. Comment transmettre ? Comment apprendre ? Quel rôle jouent les échanges entre apprenants ? En quoi est-il intéressant de faire produire quelque chose aux apprenants pour asseoir leurs apprentissages et d’entrer dans une logique de projet ? Selon le point de vue adopté (méthode traditionnelle ou constructiviste ou naturelle ou autre) on privilégiera tel ou tel aspect et combattra tel autre, souvent sur le seul terrain idéologique. C’est certainement là une des hypothèses à envisager pour comprendre la difficulté à faire évoluer les débats sur l’enseignement dans nos pays et à penser le changement dans nos systèmes éducatifs.

Quand, à l’inverse, on envisage la notion de « situation de travail », on voit bien que l’espace n’est plus celui de « la classe » mais un espace plus complexe, plus difficile à circonscrire, dans lequel le macroscopique (l’Institution scolaire, elle-même située dans une société et une époque données) dialogue avec le microscopique (l’école, la classe, le quartier, les parents, les objets scolaires, les tâches, etc.). Ce dialogue est à concevoir de manière systémique, sans hiérarchisation entre éléments, en abordant les questions autrement, le regard tourné vers les liens, les feedbacks, les boucles.

 

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence[13], nous avons tenté de constituer ce « point de vue du travail » en pédagogie sur la base de la recherche d’un groupe bénévole, sachant qu’un tel projet était alors impossible à faire avaliser par les responsables institutionnels de la formation des enseignants dans notre région.

Notre démarche a été de mesurer en quoi des éléments du micro (les objets qui « disent le travail » à l’école ; le paquet de copies à corriger ; le dispositif pédagogique mis en place à l’occasion d’une leçon d’histoire ; le rapport au temps dans la semaine, le mois, le trimestre ; etc.) renvoient à des éléments macroscopiques, ou plutôt contiennent le macroscopique.

Le macroscopique n’est pas le cadre englobant, la scène sur laquelle le quotidien se déploie. Il n’est pas non plus le grand organisateur qui aurait pensé et prévu l’action du pédagogue au quotidien, qui l’aurait prescrite. Ce serait plutôt l’inverse. Le microscopique est travaillé par des éléments macroscopiques. L’opérateur – appelé ici « enseignant » – invente et gère son travail à partir d’un ensemble de facteurs qui relèvent d’un macroscopique plus ou moins large : l’état, la société, les familles, l’inspecteur, les collègues, le quartier, sa formation antérieure, etc. Il est sujet de son travail. Il veut être « sujet de ses normes », pour reprendre l’expression du philosophe Georges Canguilhem. Il s’engage en tant que personne dans la situation, à partir des mille et une microdécisions qu’il prend tout au long de la séquence de travail. Inversement, le macro n’existe que porté par le micro qui l’actualise, porté par des sujets. Le macro est en quelque sorte nourri du micro.

Dans cette formation expérimentale, menée en marge de l’institution scolaire, l’option a été que la clarification entre pairs, entre enseignants au sein d’un groupe, animé par des analystes du travail, peut et doit favoriser les prises de conscience et permettre à chaque opérateur de transformer son travail et son rapport au travail.

Une part importante est réservée à la mise en récits du travail et à la confrontation avec des concepts théoriques tels que travail prescrit / travail réel, situation de travail, variabilité, etc.

 

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques[14] que nous menons en parallèle avec notre travail de formation. Les ateliers d’écriture créative, pour les enfants d’abord, puis pour les adultes, se sont développés en France à partir des années 1960. Nous avons nous-mêmes conçu et animé de nombreux ateliers et stages de formation d’animateurs[15] à partir des années 70-80 autour de trois idées essentielles :

  • l’écriture n’est pas affaire de don mais de travail dans et avec la langue supposant recherche, projet, labeur, confrontation avec d’autres
  • écrire sert à penser autrement et non à s’exprimer : l’écriture est une école de réflexion et non un simple outil servant l’expression
  • écrire est plus facile en atelier, avec des consignes et des contraintes, lorsque les animateurs mettent en avant ce que l’Education Nouvelle appelle le « tous capables » et inventent pour cela des dispositifs facilitateurs.

Ces postulats valent aussi, par extension, pour l’écriture à propos du travail. Ecrire et faire écrire est une manière de poser autrement la question de la mémoire individuelle et collective du travail, celle de l’expérience, de sa formalisation, de sa transmission.

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de mener ce projet en Provence, en Suisse et en Belgique avec des agents municipaux peu coutumiers de la culture écrite, des formateurs de jeunes, des travailleurs en alphabétisation, des agents des Missions Locales en contact avec des publics demandeurs d’emploi, etc.

Si nous avons, à chaque fois, fait le choix de l’écriture, c’est que l’usage des mots ne va pas de soi et que, contrairement à ce qu’énonce Nicolas Boileau, « ce qui se conçoit bien… »[16] ne s’énonce pas clairement et les mots pour le dire viennent pas aisément.

L’exemple de l’atelier intitulé Autoportrait de nous au travail[17], que nous décrivons maintenant par le détail, peut nous éclairer.

 

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique ou trope proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire parfois dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[18] : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. […] « 

Voici donc notre consigne d’écriture : après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle, puis de constituer un réservoir de mots lié à cette métaphore et enfin de la développer (c’est à dire la « filer » le plus loin possible) en un texte dans lequel ils évoqueront leur travail.

La métaphore s’impose souvent comme une évidence ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. En filant la métaphore, comme il est suggéré par la consigne, la posture d’écriture ne peut être celle de l’introspection ou de la confession classiques. Soucieux de se conformer au contrat implicite du « dire vrai », les participants se trouvent devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques, les mots du réservoir de départ. L’écriture prend un air de défi, celui de la production d’un artefact dont l’intérêt et l’amusement tiennent justement au caractère systématique.

Parallèlement, le décalage, qui est le principe même de la métaphore, a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut maintenant tester et contester la pertinence explicative. Selon qu’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce d’un puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les gestes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus[19].

J’écris encore pour savoir ce que je pense

J’écris encore pour savoir ce que je pense, notait le poète Aragon au soir de sa vie. Pour que l’usage de la métaphore ne fasse pas tomber les participants dans la disproportion, le simplisme ou le systématisme, la consigne est donnée de se « démarquer de ses facilités, de ses fatalités, de prendre de la distance avec ce qui vient d’être écrit » afin de se positionner maintenant plus finement.

Chacun est donc convié à produire un nouveau texte, au choix : une réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel il affine sa position et fait part de ses découvertes. Il peut revenir sur ce qu’il a écrit, se dégager des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ». Il peut refuser tel ou tel ingrédient de la métaphore, désaturer son texte, nuancer, sortir du rail unique. Dans cette réécriture, le « je » de la métaphore et de la fiction dialogue avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité.

 

Dans la formation d’adultes exerçant dans le travail social on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail.

Contrairement à ce qui passe dans les formations institutionnelles destinées aux enseignants, on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail dans la formation des adultes exerçant d’autres métiers, dans le travail social. Nous l’avons par exemple vérifié avec des agents territoriaux en charge d’une « fonction d’accueil polyvalent » dans les Mairies, les Maisons de Quartier, les Points Information Jeunes (PIJ).

La demande institutionnelle était de favoriser un processus de professionnalisation, sans que ce terme soit bien défini. Nous l’avons entendu comme prise de conscience des compétences dont chacun se sent porteur à titre personnel et des compétences disponibles dans le milieu de travail.

Nos postulats de départ étaient que

  • tous les participants sont porteurs d’expérience en matière d’accueil
  • le renforcement de l’estime de soi est un élément important de professionnalisation pour des métiers peu reconnus par l’organisation du travail et peu valorisés au niveau des carrières et des salaires
  • la formation n’a pas à enseigner une méthode mais à permettre à chacun de mieux se situer et comprendre par quel travail réel il répond au travail prescrit d’accueil
  • la formation a pour objet de faire découvrir à chacun les richesses dont il est porteur et d’apprendre à démêler les dimensions humaines (l’accueil comme posture anthropologique) des dimensions professionnelles (l’accueil comme ensemble de gestes d’un professionnel capable de gérer les différentiels de savoirs entre le public et lui, de maintenir une distance nécessaire avec le public, au plan émotionnel notamment, de faire éventuellement élaborer un projet, etc.)
  • l’activité s’inscrit dans une situation de travail dont il s’agit de décrypter les éléments. La situation de travail est constituée de multiples instances avec lesquelles l’opérateur négocie sans cesse.

 

L’histoire de Sosie : l’exemple des « Agents relai d’accueil »

Ces prémisses étant dites et explicitées, entrons dans le détail d’une animation de l’atelier « Sosie »[20] mentionné en relation avec les travaux d’Ivar Oddone en début d’article.

Pour commencer, les participants sont invités à entrer dans une fiction génératrice d’écritures et de réflexion. « Imaginons que pour une raison donnée vous deviez vous absenter de votre travail pendant une dizaine de minutes (lundi prochain, par ex., en milieu de matinée) et envoyer Sosie à votre place… Dans une Lettre à Sosie vous lui précisez, sous forme « d’instructions » à respecter, ce qu’il doit faire pour vous remplacer sans que cela se voie ! Cette lettre doit contenir un maximum de détails pour lui faciliter la tâche ».

Chacun produit un premier texte. Ces textes sont lus en grand groupe, les autres membres de l’atelier ayant pour mission de cliquer sur tel ou tel passage : c’est-à-dire qu’ils invitent l’auteur du texte à reprendre telle ou telle expression qui intrigue, qui pose problème ou semble receler une piste intéressante pour comprendre les finesses du travail à exécuter. Un passage « parlant » dont l’auteur du texte ne semble pas avoir pris la mesure et qu’il a noté « en passant ».

Quand tous les textes ont été lus, chacun reprend tel ou tel passage qui, dans son texte, a fait l’objet d’un clic, et selon une logique hypertextuelle, produit un nouvel écrit, en lien avec l’écrit précédent, donnant lieu à précisions, développements, argumentations, mises en relation.

 

L’enjeu est ici de prendre conscience collectivement de la profondeur sans limite du travail réel

L’enjeu est d’abord de prendre conscience collectivement de la profondeur du travail réel et de donner ses lettres de noblesse à l’idée de « routines ». Chacun pense en effet que ce travail d’accueil est simple, répétitif, banal. Il n’en est rien et après la lecture des textes écrits, cette évidence se dessine peu à peu par la constitution d’une liste fort longue de tâches, de normes, de valeurs traduites en actes, qui constituent l’activité véritable[21].

C’est elle qui s’est sédimentée sous forme « d’expérience » et aucun récit ne saurait venir totalement à bout de cette complexité ! Le choix de passer par l’écriture en atelier a des effets intéressants : il ralentit le temps et fixe l’attention sur « les mots pour le dire ». Il valorise ce qui a été vécu et le fait entrer dans une bibliothèque de textes, une intertextualité, qui lui donnent sens. Par le jeu « des clics » il met en évidence que l’analyse de l’activité est inépuisable et le travail prescrit, celui qui, par le biais des fiches de poste et autres classifications, fixe la rémunération du travail, apparaît en comparaison scandaleusement sibyllin et technique.

L’activité mentale des opérateurs est revalorisée à leurs propres yeux. Ils apprennent à lire au positif ce qu’ils présentaient souvent d’abord comme aliénation de soi dans un rapport salarial mutilant. Ils prennent conscience de ce que Michel de Certeau appelle « l’intelligence rusée »[22], individuelle et collective.

 

La mise en tension de deux registres permet alors de complexifier encore le regard sur le travail

La mise en tension de deux registres : le « registre I », celui du programme et le « registre II » celui de l’activité permet alors de mieux comprendre en quoi le travail est un acte singulier ET social.

Cette distinction, proposée par Yves Schwartz[23] est essentielle : « Tout acte de travail est étroitement subordonné à la connaissance produite sous toutes ses formes en relation avec ce travail à réaliser et à l’expérience et l’histoire toujours singulières de ceux qui la réalisent […] Le registre 1 est donc défini comme l’axe des règles, des normes, du travail prescrit, des objectifs définis, des résultats escomptés, des critères de gestion, des données monétaires, des investissements matériels, du quantitatif ; c’est l’axe du langage codé, des organigrammes, des logiques ; bref, de tout ce qui est quantifié, normalisé, déjà mis en patrimoine […] Le registre 2 est celui de l’histoire, de l’usage, du travail réel, des aspects qualitatifs, de la subjectivité, des investissements immatériels […] l’axe de ce qui est en attente de formalisation » (p.247-248)

Dans le prolongement des récits, nous proposons la lecture d’extraits plus longs du livre d’Yves Schwartz : la distribution, dans ce cadre de stage, d’un texte théorique est un vrai défi tant sa lecture semble ardue au départ. Le texte se clarifie peu à peu par l’échange entre participants et par notre détermination à faire valoir le « tous capables » : « tous capables » de faire du sens dans un texte théorique, de réduire peu à peu l’inconnu, de recourir à des exemples, de croiser les points de vue, de confronter les interprétations, d’entrer dans l’intelligence d’une pensée donnée à lire dans un livre.

Puis nous produisons avec les participants un début d’inventaire de ce qui entre dans chacun des deux registres ainsi qu’un schéma de la situation de travail d’un agent « chargé d’accueil » : elle a pour objet de faire apparaître les liens entre les aspects personnels ou subjectifs et les aspects institutionnels. Elle permet d’identifier et de pondérer le rôle des divers partenaires en interaction avec la structure d’accueil : l’Etat avec ses missions, ses manières de mettre en place les politiques publiques, ses découpages administratifs, etc. ; les collectivités territoriales avec leurs projets, leurs moyens matériels, leurs choix politiques, en cohérence ou non avec l’Etat, etc. ; les financeurs (Caisse d’allocation familiale, Fonds européens, etc.) ; les autres partenaires (Bailleurs sociaux, écoles, Centres de formation, santé, etc.).

On discute alors pour comprendre les cohérences, identifier les nœuds de tension (souvent vécus sur le seul registre de la souffrance psychique), préciser les positionnements des employeurs de ces personnels d’accueil, apprendre à distinguer le rapport au travail du rapport à la tâche, du rapport à l’employeur.

Quant aux publics, premier objet de « souci » des personnels d’accueil, ils ne sont plus au centre mais un élément parmi d’autres dans un système. Ils ne sont ni prescripteurs, ce que pensent ceux qui, en début de formation, disent : « Nous devons avant tout répondre à la demande du public », même s’ils pèsent sur la manière dont le travail se réalise. Ni seulement bénéficiaires car ils sont aussi acteurs sociaux, électeurs, citoyens susceptibles d’agir sur la manière dont le travail social est pensé dans notre société. Ni objets, ni ignorants mais des sujets informés de bien des choses concernant leur situation de vie, bien des éléments que les personnels chargés d’accueil découvrent souvent avec eux.

 

 

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation formulent leurs demandes, leurs attentes, leurs espoirs elles le font en général de manière assez floue. Même quand les appels d’offre entrent dans les détails, déclinant objectifs, contenus, méthodes, évaluation, la manière dont les formateurs y répondent reste entourée de mystère.

Trois facteurs construisent, nous semble-t-il, une situation de formation.

  1. L’axe des savoirs : savoirs de métier, données techniques en évolution, recherche théorique et appliquée, sciences.
  2. L’axe de l’expérience des opérateurs : elle est reconnue ou non, sollicitée ou non, éventuellement formalisée ; elle est le fruit d’une histoire individuelle et sociale.
  3. L’axe des valeurs et des postulats éthiques : l’éducabilité, la communication et le partage, la co-construction des savoirs, l’émancipation.

 

La formation qui nous intéresse est celle qui pose comme essentiel pour les sociétés modernes le développement de ce troisième axe, cherchant sans relâche à inventer des dispositifs qui ajoutent de l’humain à l’humain. C’est celle qui affirme qu’il est urgent d’inventer des pratiques solidaires dans un monde qui ne l’est pas… encore.

 

Carnoux, le 20 juin 2008.

[1] Il s’agit d’une période qui débute vers 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en 2008

[2] Deux exemples dans le domaine de la formation d’enseignants / formateurs, un exemple dans celui du travail social.

[3] Alain Savary, né en 1918 à Alger et décédé en 1988 à Paris est un homme politique français, membre du Parti socialiste, et un ancien ministre de l’Éducation (1981-1984), créateur des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Membre de la Résistance dès juin 1940, il siège en 1944 à l’Assemblée consultative provisoire pour y représenter les Compagnons de la Libération. En 1956 il est secrétaire d’État, puis membre fondateur du Parti socialiste unifié. En 1969 il devient Premier secrétaire du Parti Socialiste et adopte la stratégie de l’union de la gauche. En 1981, il devient ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Il y fait voter une loi de réforme de l’enseignement supérieur à laquelle son nom reste attaché. Il est aussi chargé d’unifier l’enseignement secondaire et de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite école libre) et école publique. […] Désavoué par François Mitterrand, il remettra sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Mauroy en juillet 1984. (Source Wikipedia).

 

[4] On désigne par là des personnes membres de diverses associations d’Education populaire et d’Education nouvelle. Ces associations, qui se référent à Rousseau, Marx, Montessori, Freud, Makarenko, Wallon, Freinet et d’autres, réunissent, à l’occasion de stages, de rencontres nationales et internationales, aussi bien des enseignants, que des formateurs, des travailleurs sociaux, des parents. Elles publient de nombreux livres et revues croisant pédagogie et analyse politique et interviennent dans les débats autour de l’école, de l’éducation, de la pédagogie, etc. Pour la France, on consultera notamment les sites du Groupe Français d’Education nouvelle (http://www.gfen.asso.fr), du Centre d’entrainement aux méthodes d’éducation active (http://www.cemea.asso.fr/), de l’Association française pour la lecture (http://www.lecture.org), de la Pédagogie Freinet (http://www.icem-pedagogie-freinet.org), de la Pédagogie Institutionnelle (http://www.ceepi.org).

[5] Pour en savoir plus, on peut consulter le site www.ecriture-partagee.com

[6] « Créé au sein de l’UFR  » Civilisations et Humanités « , le Département  » Institut d’Ergologie  » a pour ambition, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement, de renouveler les modalités de transmission et d’élaboration des savoirs sur le travail et plus généralement sur l’ensemble des activités humaines. Issu d’un dispositif original, l’APST (Analyse pluridisciplinaire des situations de travail), le principe qui anime sa démarche est d’associer au sein du Département et de son réseau de collaborations nationales et internationales des universitaires de toutes origines disciplinaires et des acteurs de la vie économique et sociale de tous secteurs et de toutes qualifications. » Extraits de la page d’accueil du site www.ergologie.com/

[7] Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière – Vers une autre

psychologie du travail, paru en France en 1981 (Traduction d’Ivano et Marie-Laure Barsotti, préfacé par Yves Clot). Editions sociales. Première édition italienne : 1977.

[8] Robert Gloton, Le travail valeur humaine : une école pour nos enfants, Editions Casterman E3 1981. Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, Editions PUF « Pédagogie d’aujourd’hui », 1974 (2è éd. Remanié) 296 p. Pour une bibliographie plus détaillée, voir http://www.gfen.asso.fr/catalogue/ouvrages/themes/reperes.htm

[9] Les travaux d’Oddone faisaient par ailleurs écho aux avancées de « l’Ergonomie de langue française » autour d’Alain Wisner.

[10] Ces notions sont abondamment développées dans les travaux d’Yves Schwartz auprès de qui nous avons eu le bonheur de nous former dans le cadre du master d’ergologie appelé dans les année 90 « DESS d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail ». Ils sont aussi développés dans les travaux d’Yves Clot et d’autres membres des équipes du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris).

[11] On lira à ce sujet Du mythe de Sosie aux origines de la démarche Sosie (Odette et Michel Neumayer en collaboration avec Sylvie Chevillard), article paru dans la revue « Dialogue » N°125, Travail, s’en affranchir ou le libérer ? A commander sur le site www.gfen.asso.fr – L’article peut par ailleurs être téléchargé sur http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4. Il fait partie d’un dossier complet sur « le Sosie ».

[12] Comprendre le travail pour le modifier – La pratique de l’ergonomie. De F. Guérin, A. Laville, F. Daniellou, J. Duraffourg, A. Kerguelen – Editions de l’ANACT. Novembre 2007 – (Disponible chez www.eyrolles.com)

[13] Cette plaquette sera prochainement disponible en pdf sur notre site.

[14] Odette et Michel Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF éditeur, Paris 2008 (3ème édition) ; Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture, Editions Chronique sociale, Lyon, 2005.

[15] En Belgique notamment à la demande de l’association CGE (Changement pour l’égalité) organisatrice des Rencontres pédagogiques d’Eté (http://www.changement-egalite.be/spip.php?rubrique7)

[16] Cette phrase de Nicolas Boileau (1648 – 1704), un homme d’Église et prédicateur français (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément »), répété à l’envi dans l’école française empêche de considérer l’écriture comme activité pleine et entière et la soumet au diktat d’une pensée qui lui préexisterait.

[17] Texte écrit pour L’Egrenage n°7, bulletin du Groupe Romand d’Education Nouvelle, Genève, 2001 (www.education-nouvelle.ch)

[18] Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Col. Propositions, Paris 1985, p.13

[19] A titre d’exemple, S., enseignante genevoise, écrit dans un moment d’analyse réflexive : « De grands éclats de rire ponctuent les propositions des uns et des autres. Je ne pensais pas qu’il y ait autant de facettes dans le travail d’un enseignant ! La tâche se complique lorsqu’il s’agit de filer la métaphore choisie : les parallèles ne sont pas toujours immédiats ; je me creuse la tête pour trouver les mots justes, des mots inhabituels pour décrire des situations connues. La tentation est grande de glisser vers les « bons mots », d’écrire un joli texte avec une touche d’humour mais qui m’éloigne du but recherché… Pourtant, […] cette activité me permet de mettre en évidence des aspects, volontairement ou non, ignorés, négligés de mon travail. C’est en groupe restreint que nous prenons connaissance des textes de nos collègues, que nous les découvrons sous un nouvel éclairage. »

[20] On connaît les amours insatiables de Jupiter, les mille et une péripéties qui ont inspiré la verve de Plaute et celle de Molière ! Bien qu’on le cite souvent, on connaît moins les détails de l’histoire de Sosie, un être au destin curieux que Jupiter instrumentalisa pour arriver à ses fins ! L’histoire de ce personnage nous replonge dans un fameux quiproquo conjugal dans lequel plusieurs personnages se substituent les uns aux autres : la présence en un même lieu de personnages identiques entraîne une série de confusions et fait rire. […] Le même et l’autre, le double, le dédoublement, le trompe-l’œil sont des figures importantes de notre imaginaire occidental. Nous traitons par ce biais des questions qui renvoient à notre identité et notre singularité : peut-on reproduire un être humain ? Pourrait-on en « cloner » la complexité au point de tromper tout le monde ? L’apparence suffit-elle à faire l’homme et l’habit, le moine ? Quelle est alors sa « vérité » ? Lire la suite de ce texte dans… http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4

[21] Par « activité », concept central de l’analyse des situations de travail, on entendra la production de toute une série de décisions, gestions, anticipations, évaluations qui permettent la réalisation de la tâche. La tâche est visible, l’activité est largement inapparente. Aujourd’hui, dans le travail, ce qui est requis, c’est l’activité, ce qui est rémunéré, c’est la tâche. On voit bien le dilemme… le scandale, diront certains.

[22] Michel de Certeau, Les arts du faire, Collection 10*18.

[23] Yves Schwartz, Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique (Editions PUF, Le travail humain, Paris 1997).

« Aux marches du palais : l’atelier et après, que serait une « publication équitable » ? »

Cet article a été proposé lors des 20 ans du DU "Animateur d'atelier d'écriture"
Il est repris de  www.duecriture.canalblog.com

La revue Filigranes est accessible en ligne ici

 « La question de la publication en recueils ou en livres de textes issus d’ateliers d’écriture est souvent traitée comme une affaire en marge, » avais-je écrit aux organisateurs du colloque pour les  20 ans du Diplôme Universitaire de formation à l’animation d’ateliers d’écriture. Je précisais que « dans mon intervention, je souhaitais la considérer plutôt aux marches du palais, de l’atelier, dans son prolongement ».

Je voudrais ici témoigner d’une expérience de publication en revue sur support papier de textes d’ateliers. En envisager l’intérêt mais réfléchir surtout à quelles conditions la publication peut aider une écriture naissante à grandir, « être équitable [2] ».

Pour un écrivant, la sortie de l’atelier est un risque. Quitter un lieu plutôt protégé pour pénétrer, souvent sur la pointe des pieds, dans ce qui tient du rêve autant que du coup de dé, interroge. L’auteur lui-même certes : quel est son but ? Mais plus encore l’amont et l’aval.

Vers l’amont, cette sortie pousse à questionner l’atelier lui-même dans son fonctionnement, ses principes, ses enjeux. Y écrit-on pour se faire plaisir ? Pour la mémoire ? Pour penser peut-être autrement ? Pour, un jour qui sait, « devenir auteur » ? (Je reprends ici quelques postures fréquentes sans préjuger de tout le reste).

Vers l’aval, elle sonde l’édition, son projet, son économie, ses zones de culture et d’inculture. Qu’est-ce au juste « qu’écrire en atelier»pour un éditeur « normal » ?Un amusement ? L’antichambre de la « vraie » écriture qui serait forcément solitaire ? Une mode universitaire venue des Amériques ? Une manière de traiter la question sociale ?

Pour œuvrer moi-même depuis quelques années à la charnière de ces deux lieux, tour à tour concepteur d’ateliers[3] et éditeur[4], j’aimerais revenir sur l’expérience acquise.

 

Naissance d’une revue 

Mots clefs
voir et être vu – théorie et pratique –  individuel et collectif – tous capables

Quand, à quatre, nous avons imaginé et créé Filigranes nous partions d’une idée simple : les ateliers doivent se donner à voir. Tant sous forme de productions que de réflexions. De théories que de pratiques. Que c’était là une forme mutante de la littérature contemporaine – la pratique concrète et sa glose – un mixte au cœur de la modernité, nourri de sciences du langage, de philosophie, d’esthétique mais aussi des témoignages de créateurs, poètes, plasticiens, gens de théâtre, artisans de la langue, qu’ils soient contemporains ou non.

Nous ne mesurions pas alors en quoi cette intuition allait métamorphoser notre rapport aux ateliers et aux écrivants ; nos pratiques de lecture et d’écriture ; notre conception de ce qu’est ou peut-être un collectif ; notre engagement dans la création. Nous savions la part qu’y prendraient les partis-pris de l’Éducation nouvelle (le « tous capables », « tous chercheurs ») mais nous étions bien d’accord pour puiser à d’autre sources aussi.

 

Autour de ce qui nous réunit

Mots clefs
opacité – le centre et la marge – force et vulnérabilité – réseau

Nous avons très vite traduit en actes notre projet et les marches de l’atelier en ont pris un air de liberté, un parfum de printemps avec la floraison d’amitiés nouvelles, d’aventures et de projets.

Nous étions seuls au début, mais les liens se sont tissés. Entre écrivants de nos ateliers et nous ; entre personnes interviewées dans la rubrique consacrée aux questions de création appelée Cursives et nous ; avec des écrivants d’autres ateliers qui à l’occasion nous soumettaient leurs textes.

Pas n’importe quels liens. Des liens centrés sur le travail des mots, interrogeant la relation entre sujets à travers la langue. De ce point de vue, les apports d’Édouard Glissant revendiquant le « droit à l’opacité » furent salutaires. Qu’imaginer de plus riche au cœur de toute négociation de sens, au centre même de l’acte de lecture et de publication que l’attention au mal-entendu, la remise en question des certitudes (vrai / faux, juste / pas juste), le refus du jugement couperet (bon / pas bon, dans le thème / hors sujet). Des liens appuyés sur l’éthique, le souci [5] de l’autre.

Si tout atelier (qu’il soit d’écriture ou non) se doit d’être « un espace hors menace », comme le dit le pédagogue Philippe Meirieu, il importe qu’au moment de la publication on continue de protéger les textes et leurs auteurs. Mais de quelle nature imaginer cette « protection » afin qu’elle ne soit pas une béquille ? Des liens enracinés dans l’idée que publier est un acte politique et l’exercice d’une liberté. En publiant, on développe l’espace des relations entre les hommes [6], on y affirme des valeurs et on tente de les dimensionner par des actes.

Une revue est un espace tout petit, rien de plus qu’un réseau de personnes parfois même local, mais toujours assez grand pour ouvrir de nouveaux horizons à la pensée humaine qui, elle, est sans bornes.

Une revue est une micro-société et à ce titre une construction de règles, une culture.

 

Pour un lien savant 

Mots clefs
auto-socio – débat – complexité

Il apparut que ces liens étaient producteurs de savoirs nouveaux chaque fois que ce que les textes et les personnes portaient rencontrait notre propre vision de l’écriture et nos projets.

Les liens tissés au sein d’une revue font d’elle un atelier, un laboratoire chaque fois que ce qui est dit, écrit, alimente le débat avec les autres. Chaque fois que l’idée d’un partage critique est acceptée et que le groupe a conscience de participer à une construction savante dans laquelle le singulier alimente le collectif et réciproquement. L’Éducation nouvelle désigne cela du beau terme barbare « d’auto-socio-construction » !

Mais rien ne s’improvise en la matière. Tout cela se travaille.

 

Rendre un texte lisible ? … ou ce qu’une revue peut apporter en la matière lisible /

Mots clefs
illisible – alternance de statut – transmettre – normes – résistance –

Filigranes fête en 2014 ses trente ans d’existence. Trente ans au service des « hommes et des femmes du commun à l’ouvrage ». Trente ans de partis pris qui se formulent peu à peu et finissent par faire théorie, règles et normes.

Ce furent trente ans d’engagement dans la création au cours desquels nous avons réfléchi aux conditions à réunir pour que les écrits d’ateliers deviennent lisibles au-delà du moment de leur production. De notre point de vue en effet et sauf exception, ils ne le sont pas, sauf à rester dans l’espace de l’atelier !

Trente ans à lutter avec tendresse et affection contre le « moment narcissique » (« Voyez, ceci est mon texte ! ») qui enferme l’écrivant dans une vision solipsiste de l’écriture. Il existe des outils pour en sortir : la réécriture, la relecture intertextuelle, la problématisation, l’alternance des statuts, être tour à tour auteur et coéditeur de textes d’autrui.

Trente ans à nous interroger de manière plus théorique sur l’humain face à son désir, à son besoin de trace. Formaliser l’expérience ne va pas de soi. Cette question est pourtant au cœur de toute écriture qui ne cherche pas à « exprimer » mais à transmettre.

Trente ans à nous méfier de la supposée « qualité » d’un texte. Question vaine, du moins dans les formes où elle est d’ordinaire posée, c’est-à-dire comme « allant de soi » quand il s’agit en réalité d’un débat de normes, d’un possible conflit idéologique, de références culturelles non-partagées, d’habitus. Question en revanche intéressante dès qu’elle renvoie aux choix et projets d’un sujet, à la notion de résistance, au désir de continuité ou au contraire de rupture avec ce qui structure le champ de l’écriture à tel ou tel moment de son histoire.

 

La lecture d’un texte d’atelier, un cas très particulier consigne : travail réel,

Mots clefs
inventivité, adéquation, contrôle, originalité, écart, prouesse, labeur, visible vs invisible

Au quotidien, chacun lit en fonction de son rapport à l’écriture dans lequel sont cristallisés un héritage, des temps de formation, des valeurs, des habitudes. Ce rapport évolue au cours de la vie. Chaque lecture réellement nouvelle le transforme.

Dans l’atelier d’écriture, au moment même où la lecture a lieu, celle-ci est pilotée en plus par d’autres éléments encore : l’existence d’un dispositif, les consignes, une possible scénographie. Dans ce moment très particulier, tout texte est a priori lisible d’abord comme réponse à ce qui l’a déclenché.

Les uns le liront ou l’entendront avec comme grille son adéquation à la proposition des animateurs/trices, surtout si cette proposition comporte des contraintes formelles. D’autres seront en plus à l’écoute de l’originalité de la mise en œuvre, à l’écart, à l’astuce, au débordement. D’autres encore, surtout si cela est explicitement travaillé dans l’atelier, voudrons imaginer ou reconstituer ce qu’en analyse du travail on appelle « écart entre prescrit et réel », c’est-à-dire les ressorts de l’inventivité [7] !

C’est cette dernière posture, réflexive, complexe – attentive non pas à la tâche mais à l’activité mentale – qui nous intéresse tout particulièrement. En son centre, un point riche mais aveugle, le dialogue invisible entre animateur et écrivants.

Ce qui disparaît lorsque se disperse la communauté des écrivants, c’est la possibilité de croiser nos pensées en regard de la consigne et la manière dont nous avons tenté d’y répondre. C’est de ne plus connaître le bonheur de découvrir la manière dont l’autre a mis en œuvre cette même et unique consigne. C’est la possibilité de s’enrichir de ces différences. C’est le retour parlé sur expérience faite dans un même lieu, avec et contre l’expérience des autres (et non pas avec ou contre les personnes). Bref, c’est la socialisation propre à l’atelier qui est perdue.

Mais quand le travail éditorial est ouvert, « équitable » comme nous disions en introduction, une autre socialisation devient possible en particulier quand les écrivants rejoignent la revue. Cela, parfois, arrive. Ils découvrent alors comment accompagner les autres, leurs pairs, sur le chemin de la reconnaissance du travail d’écriture en cours. Ils prennent conscience de la complexité d’une tâche qui consiste à faire exister, faire grandir l’écriture d’un autre, sans intrusion, sans béquilles.

 

Seul ou pas seul ? Cahier des charges pour un travail éditorial

 

Mots clefs 
qualité – fidélité à l’auteur – soutien au travail en cours – subjectivité des choix – séminaires –  intergénérationnel  

Même en groupe, chacun écrit seul. Chacun rencontre à sa manière le symbolique, le code, les normes antécédentes… tout cela enfoui dans la langue. Chacun est déstabilisé par ce qu’il découvre sous sa plume ou son clavier. « J’écris encore pour savoir ce que je pense », dit le poète Aragon, au soir de sa vie.

Un bon atelier est par conséquent celui où tout écrivant se sent accueilli de manière non-jugeante, non intrusive et accompagné pour cette traversée, cette découverte intime.

Un bon travail d’éditeur est celui qui permet que cette traversée se prolonge au-delà du moment privilégié de l’atelier et que chacun prenne conscience que son écriture est vivante car en métamorphose avec et contre les métamorphoses des autres écrivants et ou auteurs.

De ce fait, très vite, notre intuition a été que chaque numéro de la revue porterait en exergue non pas des noms propres mais un intitulé, un titre. Autour de ces titres, fruits au départ d’un bricolage et d’intuitions diverses est peu à peu née une conception du numéro comme d’un tissage : à chaque fois, nous y croiserions du « thématique » et du « réflexif ».

Morceaux de rêves pris dans un coin (1985) – Histoire de papiers (2010) – Les Yeux quand ils s’ouvrent (1989) – Tapis de la mémoire (2010)  – À coller sur le frigo et ailleurs (1999) – Un Jour, un mur (1992) – Du rouge dans le paysage (2004) – Si rien de radical n’advient (2012).

Notre intuition était aussi que notre marque de fabrique serait de donner à lire la trace d’une recherche collective autour d’un objet, autour d’une question posée à l’écriture et à la création. Cela nous préservant de deux écueils majeurs : celui de l’anthologie d’une part, celui de la starisation du « poète » d’autre part.

L’Ombilic du texte (1987) – Mots de passe (1988) – Au pied de la lettre (1995) – Les Ciseaux d’Anastasie » (1996) – Ce sont armes ridicules (2003)

Et aussi que chaque intitulé serait comme une situation-problème : ni florilège, ni tableau d’honneur, mais sorte de dossier poétique, invitation à penser ensemble.

Intime / extime (2007) – Écrire la nuit (1996) – Presque l’infini (1992) – S’entendre avec l’ange (1996) – Et pourtant, elle chante (2002) – Vagants extravagants (2013) – D’une forme, l’autre (2011) – Sciences et fiction (2008)

Enfin, que chaque numéro oblige le lecteur à inventer, dans la foulée, sa propre lecture.

L’écriture du lecteur (1986) –Nouvelles bouteilles à la mer (2012) – Promesses, prémices (2010) – Le Don du texte (2004)

Très concrètement cela signifie que sur notre site nous donnons des « pistes » pour les numéros à venir. Elles sont volontairement ouvertes, énigmatiques de préférence, à « investir de sens » comme le sont les consignes de nos ateliers.

Quand nous recevons des textes de manière anonyme, en paquets, en recueils déjà ficelés nous renvoyons leurs auteurs aux pistes et leur demandons de soumettre un ou deux textes au maximum pour tel ou tel numéro précis.

Les textes sont lus par le collectif de la revue (une quinzaine de personnes) qui les choisit en fonction du thème annoncé avec le souci de varier les genres, les approches, les postures d’écriture et en étant très attentifs à ce qui semble incongru, hors-norme, hors-cadre.

Nous privilégions les « premiers textes » mais avons aussi le souci de suivre nos auteurs et de publier par la suite un deuxième, voire un troisième texte. Il s’agit donc d’abord d’accueillir dans de bonnes conditions puis de veiller à ce que la personne ait envier d’entrer dans le projet de la revue et de corseter son projet personnel de création.

Nous ne pesons pas les textes de l’extérieur au trébuchet de « qualité ». Les notions de qualité, d’intérêt, de sens se construisent en chacun de nous au contact, dans le frottement avec les autres. Un texte est donc retenu à partir du moment où un membre du comité de lecture en défend la possible publication, est prêt à « le porter », dans le débat à son sujet [8] avec les autres.

Dans chaque numéro paraît un édito [9] qui en déplie la problématique et a surtout pour fonction d’illustrer en quoi l’écriture, pour nous, est un travail et non un don ou une divine surprise. Un projet accessible à tous lequel suppose des outils, des rencontres, du temps, un murissement. [10]

Dans ce souci de donner à voir un travail commun intervient la publication d’un entretien dans chaque numéro[11]. En contre-point des textes poétiques, s’y expriment des personnes engagées dans un travail de création autre (musique, arts plastiques, photos, poterie, mais aussi traduction, édition, etc.). On y prend la mesure de questions et préoccupations qui traversent le champ de la création dans son ensemble.

Enfin, nous tenons trois séminaires par an pour écrire, programmer la suite, confronter nos choix, affiner notre engagement en regard du monde.

 

Mots clefs
Enjeux : utopie – humanité – trace – rapport à l’œuvre – engagement – inscription dans le temps – rapport au monde  

Cette liste assez longue de routines et de choix, nous l’avons fabriquée petit à petit, en souplesse. Rien de tout cela n’était prémédité.

En manière de conclusion, j’aimerais reprendre l’expression « Faire de l’écriture un bien partagé », sous-titre d’un des livres que nous avons écrits, Odette Neumayer et moi.

Filigranes est plurielle. Elle croise les écritures, les styles, les genres, les âges, les expériences, les langues, une plus ou moins grande proximité avec les Belles Lettres, la culture écrite.

J’y ajoute aujourd’hui que produire une théorie-pratique de l’écriture, le faire dans le partage et l’accueil est aussi un espace à investir. Non pas abstraitement mais en regard toujours de pratiques de création effectives, à faire connaître et reconnaître. Pour pouvoir les partager elles aussi.

Le pédagogue brésilien Paulo Freire, infatigable accompagnateur des « opprimés de la terre », affirmait qu’éduquer est avant tout idéologique. Écrire ensemble est une manière particulièrement riche de nous éduquer, de le faire ensemble… « au contact du monde » ajoutait Paulo Freire.

Tel est l’horizon qui s’ouvre, non en marge mais aux marches de l’atelier.

 

MN.  (Octobre 2014)

 

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« Naissance d’un numéro »

Françoise Salamand-Parker, « Naissance d’un numéro »,
Filigranes, n° 64, Une Date, forcément, avril 2006.

Je suis un petit texte
Tout petit mais je tiens sur mes jambes
Je peux marcher
Je voudrais aller m’accrocher sur une page de Filigranes
Mais mon papa me dit que je ne suis pas prêt
Tous les jours il m’habille
Me déshabille
Me rhabille avec d’autres couleurs
Il me brosse les cheveux
Prêt pas prêt
Enfin ouah ! un beau jour
Il m’envoie
A Filigranes
Je saute dans la boîte aux lettres
J’attends le facteur
Qu’il me prenne et qu’il m’emmène
J’atterris sur une table
On me met dans un dossier bleu
Ouah !
On est vachement nombreux
Dans cette turne
Je me fais des tas de copains
Nous les textes on se comprend à demi-mot

Un jour quelqu’un me prend dans ses mains
Ouah !
Quelqu’un me lit
Je bombe le torse
Je fais le beau
Mon papa serait fier
L’aventure commence on dirait
Un regard me lit
Me pousse sur une table avec mes copains textes
On me prend on me pose
Tous ces yeux sur moi
Jamais
Dans mes rêves les plus fous…
Je n’aurais imaginé ça
On me met un numéro sur le dos
C’est une course de chevaux ?
Je demande aux copains
Non aujourd’hui ils te changent de pile
Il y a ceux qui connaissent ce processus
Parce qu’ils ont déjà été sur la table
Plusieurs fois
Il y en a qui sont en dixième semaine
Ouah ! super !
J’ai été choisi
On me ramène dans la maison des livres
Près de la cheminée
Dans un dossier bleu
Je ne sais pas trop ce qui va advenir de moi
On me déshabille encore
Je vais encore changer d’habit
Le papier recyclé que mon papa avait choisi
Je vais entrer en mémoire
Informatisé, les copains, qui l’eût cru ?
Moi qui ai été écrit avec un crayon de papier
Mon nouveau père s’énervait
Quand ma nouvelle mère lui expliquait
Comment changer mes chaussettes
Je devenais cybernétique les potes
Je suis ressorti tout neuf
Avec des blancs comme de longues inspirations
En haut et en bas
Ensuite j’ai repassé un examen
Mais cette fois-ci au milieu des bouteilles de vin
On m’a marié avec un texte que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam
Mais plutôt sympa
C’est vrai qu’on allait bien ensemble
Après que tous les mariages ont été faits
Et sanctifiés
Les gens autour de la table ont bu un dernier verre
Ca y est, le montage est fait (…)
C’est alors qu’on m’a emmené chez l’imprimeur
On m’a passé dans une nouvelle machine
Un peu comme à l’hôpital
De scanner en radio

—-

1] Plusieurs sites : www.gfenprovence.fr ; www.cultiverlapaix.org ; www.lamue.org

[2] J’importe ici, dans le monde de l’édition, un concept inattendu, issu de l’économie, dans lequel les notions de relation juste et sur le long terme, de respect des droits et des personnes, de transparence, de souci de la démocratie, de préservation des savoirs, etc., sont centrales.

[3] O. & M. Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF, Paris, 2003.

[4] Filigranes, Revue d’écriture(s). www.ecriture-partagee.com, créée en 1984 par André Bellatorre, André Cas, Odette et Michel Neumayer, est née dans le sillage des ateliers de création du GFEN Provence.

[5] Je lis aujourd’hui les textes de Sandra Laugier. Dans Tous vulnérables – Le care, les animaux et l’environnement, Payot, Coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2012) on lit ceci : « l’éthique du care – apporter une réponse concrète aux besoins des autres – a introduit de nouveaux enjeux dans le politique et la place de la vulnérabilité au cœur de la morale. Elle engage aussi de profondes modifications dans les domaines aujourd’hui cruciaux […] ». Et si tout cela se jouait justement et prioritairement dans la langue  et le rapport à la langue ?

[6] Définition que Hannah Arendt donne du « politique ».

[7] Le travail réel étant tout ce qu’un sujet mobilise en lui, tout ce qu’il est, met en œuvre pour réussir une tâche et qui n’est jamais dit tel quel dans l’organisation prescrite du travail.

[8] Une seule limite : que le texte ne porte pas atteinte aux droits humains. Mais c’est là une autre question, celle des valeurs et du rôle de la création en la matière.

[9] L’ensemble des éditos (1984-2012) est en lecture sur http://www.ecriture-partagee.com/09_archives-en-consultation/archives-accueil.html

[10] Une posture pourtant assumée par bien des animateurs mais qu’aucun recueil de textes d’ateliers n’explicite vraiment, souvent par timidité, parfois par excès de modestie, mais aussi ici et là par ignorance des questions théoriques ou refus de s’engager sur un terrain jugé trop politique.

[11] On les retrouve sur http://www.ecriture-partagee.com/02_Cursives/derniers_cursives.htm