Plaisir d’apprendre ? Autour de quelques paradoxes et de leur possible dépassement (paru dans JOURNAL DE L’ALPHA N°219)

JOURNAL DE L’ALPHA N°219

Plaisir d’apprendre ?

Autour de quelques paradoxes et de leur possible dépassement

Est-il possible en ce printemps 2020 d’écrire sur un sujet tel qu’« apprentissage et plaisir » comme si rien, à l’épreuve de la pandémie qui nous frappe, n’avait bousculé notre rapport aux autres, aux apprentissages, aux projets que nous avons pour nos vies, au plaisir donc, au bonheur peut-être.
Je me cantonnerai à quelques aspects parmi d’autres de cette question du plaisir qui, à mes yeux, est aussi celle de se saisir d’un objet de savoir et de l’emporter dans nos vies. Ce plaisir dans les apprentissages, nous l’avons, un jour ou l’autre, certainement connu nous- mêmes et cela peut même avoir orienté nos choix professionnels actuels. Si donc nous en parlons, c’est j’imagine de l’intérieur, en connaissance de cause.

Des postulats et un peu de théorie

Si j’entre dans la question du plaisir d’apprendre par la formulation d’hypo- thèses et non par une série d’affirmations, c’est qu’en pédagogie, nous avons intérêt à quitter le monde des certitudes. Toute hypothèse se discute. Elle appelle la possibilité d’une recherche, d’expérimentations, de vérifications. Elle fait des professionnels que nous sommes des chercheurs.

Mes postulats :
– Le plaisir à apprendre ne jaillit pas de lui-même. Il se construit. Il se pro- voque éventuellement.
– Apprendre et y trouver du plaisir est complexe et souvent paradoxal : tout apprentissage nouveau peut certes être une joie, mais il va souvent de pair avec des ruptures et de multiples transformations identitaires qui peuvent mettre à mal les sujets.
– Apprendre et y trouver du plaisir, c’est souvent d’une certaine manière quitter son rang et aller au-devant d’une vie sociale nouvelle qui nous confronte à d’autres milieux (1) Ces possibles ruptures sont de natures dif- férentes : rupture plus ou moins facile avec des croyances ou des jugements auxquels on tenait et qu’il va falloir réviser ; changement de place face à nos pairs, nos familles, nos groupes d’appartenance.
– Au cœur de cette crise, il importe en tant que formateurs de veiller à pré- server la dimension du plaisir « malgré tout » et d’accompagner un processus qui n’est en rien linéaire. On passe par des hauts et des bas.

L’un des enjeux de toute éducation, de toute formation est certes d’acquérir des savoirs qui donnent des pouvoirs nouveaux sur soi et sur le monde, mais n’est-il pas tout autant utile de créer les conditions pour que chacun·e y prenne plaisir? Ceci me conduit à trois réflexions théoriques: elles concernent le besoin de sécurité, la question de l’évaluation, la notion de débat. Elles de- vraient nous aider à construire l’action concrète : penser « développement »plutôt que «contrainte»; «désir» plutôt que «plaisir»; «transformation» plutôt que «formation». C’est là la conséquence d’une révolution mentale qui, en pédagogie, en éducation et en psychologie cognitive, s’est largement répandue au 20e siècle. En un siècle, nous sommes ainsi passés, pour l’enfant comme pour l’adulte, des notions de contrainte et de coercition à celle de développement. Ce développement est une autre façon de penser les sociétés humaines.

Enfin, dans le monde des pédagogies critiques, le plaisir est recherché non comme une fin en soi mais comme le maillon d’une chaine. Cette chaine va de plaisir à énergie psychique et, au bout du compte, à désir et pulsion. Il s’agit de nourrir en chacun la disposition à apprendre (être disposé à/ consentir à) et à la cultiver tout au long de la vie. Certains psychanalystes de l’époque de Freud ont parlé à ce propos de «pulsion épistémophilique » (2) chez le tout petit enfant. Dans son désir de savoir se croisent, selon eux, jouissance, sexualité («savoir d’où je viens») et frustration car la question est «sans fond». Ils abordaient ainsi l’aspect pulsionnel qui est au cœur de l’entrée de l’enfant dans le savoir humain.

1 On parle de personnes qui deviennent « transfuges de classe ». On lira à ce propos les récits d’Annie Ernaux et les exégèses qui en ont été faites. Dans ce contexte, en matière de formation par la création, on découvrira avec intérêt : Nathalie RASSON, Un atelier dans les parages d’Annie Ernaux (in Michel NEUMAYER et al., Créer en éducation nouvelle. Savoirs, imaginaires, liens au cœur des ateliers d’écriture et de lecture, Chronique Sociale, 2018).

2 « Freud (…) élabore dans les années 1910-1915 son premier système des pulsions. Concept-limite entre psychique et somatique, la pulsion, processus dynamique (charge énergétique) qui fait tendre l’organisme vers un but, trouve sa source dans l’état de tension, d’excitation corporelles. » (Jacques ARVEILLER, Épistémophilie, in Le Télémaque, n°41, 2012/1, pp. 19-26 – en ligne : www.cairn.info/revue-le-telemaque-2012- 1-page-19.htm).

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