Aux marches du palais : l‘atelier et après, que serait une « publication équitable »
« La question de la publication en recueils ou en livres de textes issus d’ateliers d’écriture est souvent traitée comme une affaire en marge, » avais-je écrit aux organisateurs du colloque pour les 20 ans du Diplôme Universitaire de formation à l’animation d’ateliers d’écriture. Je précisais que « dans mon intervention, je souhaitais la considérer plutôt aux marches du palais, de l’atelier, dans son prolongement ».
Je voudrais ici témoigner d’une expérience de publication en revue sur support papier de textes d’ateliers. En envisager l’intérêt mais réfléchir surtout à quelles conditions la publication peut aider une écriture naissante à grandir, « être équitable[2] ».
Pour un écrivant, la sortie de l’atelier est un risque. Quitter un lieu plutôt protégé pour pénétrer, souvent sur la pointe des pieds, dans ce qui tient du rêve autant que du coup de dé, interroge. L’auteur lui-même certes : quel est son but ? Mais plus encore l’amont et l’aval.
Vers l’amont, cette sortie pousse à questionner l’atelier lui-même dans son fonctionnement, ses principes, ses enjeux. Y écrit-on pour se faire plaisir ? Pour la mémoire ? Pour penser peut-être autrement ? Pour, un jour qui sait, « devenir auteur » ? (Je reprends ici quelques postures fréquentes sans préjuger de tout le reste).
Vers l’aval, elle sonde l’édition, son projet, son économie, ses zones de culture et d’inculture. Qu’est-ce au juste « qu’écrire en atelier »pour un éditeur « normal » ?Un amusement ? L’antichambre de la « vraie » écriture qui serait forcément solitaire ? Une mode universitaire venue des Amériques ? Une manière de traiter la question sociale ?
Pour œuvrer moi-même depuis quelques années à la charnière de ces deux lieux, tour à tour concepteur d’ateliers[3] et éditeur[4], j’aimerais revenir sur l’expérience acquise.
Naissance d’une revue : voir et être vu – théorie et pratique – individuel et collectif – tous capables
Quand, à quatre, nous avons imaginé et créé Filigranes nous partions d’une idée simple : les ateliers doivent se donner à voir. Tant sous forme de productions que de réflexions. De théories que de pratiques. Que c’était là une forme mutante de la littérature contemporaine – la pratique concrète et sa glose – un mixte au cœur de la modernité, nourri de sciences du langage, de philosophie, d’esthétique mais aussi des témoignages de créateurs, poètes, plasticiens, gens de théâtre, artisans de la langue, qu’ils soient contemporains ou non.
Nous ne mesurions pas alors en quoi cette intuition allait métamorphoser notre rapport aux ateliers et aux écrivants ; nos pratiques de lecture et d’écriture ; notre conception de ce qu’est ou peut-être un collectif ; notre engagement dans la création. Nous savions la part qu’y prendraient les partis-pris de l’Éducation nouvelle (le « tous capables », « tous chercheurs ») mais nous étions bien d’accord pour puiser à d’autre sources aussi.
Autour de ce qui nous réunit : opacité – le centre et la marge – force et vulnérabilité – r seau
Nous avons très vite traduit en actes notre projet et les marches de l’atelier en ont pris un air de liberté, un parfum de printemps avec la floraison d’amitiés nouvelles, d’aventures et de projets.
Nous étions seuls au début, mais les liens se sont tissés. Entre écrivants de nos ateliers et nous ; entre personnes interviewées dans la rubrique consacrée aux questions de création appelée Cursives et nous ; avec des écrivants d’autres ateliers qui à l’occasion nous soumettaient leurs textes.
Pas n’importe quels liens. Des liens centrés sur le travail des mots, interrogeant la relation entre sujets à travers la langue. De ce point de vue, les apports d’Édouard Glissant revendiquant le « droit à l’opacité » furent salutaires. Qu’imaginer de plus riche au cœur de toute négociation de sens, au centre même de l’acte de lecture et de publication que l’attention au mal-entendu, la remise en question des certitudes (vrai / faux, juste / pas juste), le refus du jugement couperet (bon / pas bon, dans le thème / hors sujet). Des liens appuyés sur l’éthique, le souci[5] de l’autre.
Si tout atelier (qu’il soit d’écriture ou non) se doit d’être « un espace hors menace », comme le dit le pédagogue Philippe Meirieu, il importe qu’au moment de la publication on continue de protéger les textes et leurs auteurs. Mais de quelle nature imaginer cette « protection » afin qu’elle ne soit pas une béquille ? Des liens enracinés dans l’idée que publier est un acte politique et l’exercice d’une liberté. En publiant, on développe l’espace des relations entre les hommes[6], on y affirme des valeurs et on tente de les dimensionner par des actes.
Une revue est un espace tout petit, rien de plus qu’un réseau de personnes parfois même local, mais toujours assez grand pour ouvrir de nouveaux horizons à la pensée humaine qui, elle, est sans bornes.
Une revue est une micro-société et à ce titre une construction de règles, une culture.
Pour un lien savant auto-socio – débat – complexité
Il apparut que ces liens étaient producteurs de savoirs nouveaux chaque fois que ce que les textes et les personnes portaient rencontrait notre propre vision de l’écriture et nos projets.
Les liens tissés au sein d’une revue font d’elle un atelier, un laboratoire chaque fois que ce qui est dit, écrit, alimente le débat avec les autres. Chaque fois que l’idée d’un partage critique est acceptée et que le groupe a conscience de participer à une construction savante dans laquelle le singulier alimente le collectif et réciproquement. L’Éducation nouvelle désigne cela du beau terme barbare « d’auto-socio-construction » !
Mais rien ne s’improvise en la matière. Tout cela se travaille.
Rendre un texte lisible ? … ou ce qu’une revue peut apporter en la matière lisible / illisible – alternance de statut – transmettre – normes – résistance –
Filigranes fête en 2014 ses trente ans d’existence. Trente ans au service des « hommes et des femmes du commun à l’ouvrage ». Trente ans de partis pris qui se formulent peu à peu et finissent par faire théorie, règles et normes.
Ce furent trente ans d’engagement dans la création au cours desquels nous avons réfléchi aux conditions à réunir pour que les écrits d’ateliers deviennent lisibles au-delà du moment de leur production. De notre point de vue en effet et sauf exception, ils ne le sont pas, sauf à rester dans l’espace de l’atelier !
Trente ans à lutter avec tendresse et affection contre le « moment narcissique » (« Voyez, ceci est mon texte ! ») qui enferme l’écrivant dans une vision solipsiste de l’écriture. Il existe des outils pour en sortir : la réécriture, la relecture intertextuelle, la problématisation, l’alternance des statuts, être tour à tour auteur et coéditeur de textes d’autrui.
Trente ans à nous interroger de manière plus théorique sur l’humain face à son désir, à son besoin de trace. Formaliser l’expérience ne va pas de soi. Cette question est pourtant au cœur de toute écriture qui ne cherche pas à « exprimer » mais à transmettre.
Trente ans à nous méfier de la supposée « qualité » d’un texte. Question vaine, du moins dans les formes où elle est d’ordinaire posée, c’est-à-dire comme « allant de soi » quand il s’agit en réalité d’un débat de normes, d’un possible conflit idéologique, de références culturelles non-partagées, d’habitus. Question en revanche intéressante dès qu’elle renvoie aux choix et projets d’un sujet, à la notion de résistance, au désir de continuité ou au contraire de rupture avec ce qui structure le champ de l’écriture à tel ou tel moment de son histoire.
La lecture d’un texte d’atelier, un cas très particulier consigne : travail réel, inventivité, adéquation, contrôle, originalité, écart, prouesse, labeur, visible vs invisible
Au quotidien, chacun lit en fonction de son rapport à l’écriture dans lequel sont cristallisés un héritage, des temps de formation, des valeurs, des habitudes. Ce rapport évolue au cours de la vie. Chaque lecture réellement nouvelle le transforme.
Dans l’atelier d’écriture, au moment même où la lecture a lieu, celle-ci est pilotée en plus par d’autres éléments encore : l’existence d’un dispositif, les consignes, une possible scénographie. Dans ce moment très particulier, tout texte est a priori lisible d’abord comme réponse à ce qui l’a déclenché.
Les uns le liront ou l’entendront avec comme grille son adéquation à la proposition des animateurs/trices, surtout si cette proposition comporte des contraintes formelles. D’autres seront en plus à l’écoute de l’originalité de la mise en œuvre, à l’écart, à l’astuce, au débordement. D’autres encore, surtout si cela est explicitement travaillé dans l’atelier, voudrons imaginer ou reconstituer ce qu’en analyse du travail on appelle « écart entre prescrit et réel », c’est-à-dire les ressorts de l’inventivité[7] !
C’est cette dernière posture, réflexive, complexe – attentive non pas à la tâche mais à l’activité mentale – qui nous intéresse tout particulièrement. En son centre, un point riche mais aveugle, le dialogue invisible entre animateur et écrivants.
Ce qui disparaît lorsque se disperse la communauté des écrivants, c’est la possibilité de croiser nos pensées en regard de la consigne et la manière dont nous avons tenté d’y répondre. C’est de ne plus connaître le bonheur de découvrir la manière dont l’autre a mis en œuvre cette même et unique consigne. C’est la possibilité de s’enrichir de ces différences. C’est le retour parlé sur expérience faite dans un même lieu, avec et contre l’expérience des autres (et non pas avec ou contre les personnes). Bref, c’est la socialisation propre à l’atelier qui est perdue.
Mais quand le travail éditorial est ouvert, « équitable » comme nous disions en introduction, une autre socialisation devient possible en particulier quand les écrivants rejoignent la revue. Cela, parfois, arrive. Ils découvrent alors comment accompagner les autres, leurs pairs, sur le chemin de la reconnaissance du travail d’écriture en cours. Ils prennent conscience de la complexité d’une tâche qui consiste à faire exister, faire grandir l’écriture d’un autre, sans intrusion, sans béquilles.
Seul ou pas seul ? Cahier des charges pour un travail éditorial : qualité – fidélité à l’auteur – soutien au travail en cours – subjectivité des choix – séminaires – intergénérationnel
Même en groupe, chacun écrit seul. Chacun rencontre à sa manière le symbolique, le code, les normes antécédentes… tout cela enfoui dans la langue. Chacun est déstabilisé par ce qu’il découvre sous sa plume ou son clavier. « J’écris encore pour savoir ce que je pense », dit le poète Aragon, au soir de sa vie.
Un bon atelier est par conséquent celui où tout écrivant se sent accueilli de manière non-jugeante, non intrusive et accompagné pour cette traversée, cette découverte intime.
Un bon travail d’éditeur est celui qui permet que cette traversée se prolonge au-delà du moment privilégié de l’atelier et que chacun prenne conscience que son écriture est vivante car en métamorphose avec et contre les métamorphoses des autres écrivants et ou auteurs.
De ce fait, très vite, notre intuition a été que chaque numéro de la revue porterait en exergue non pas des noms propres mais un intitulé, un titre. Autour de ces titres, fruits au départ d’un bricolage et d’intuitions diverses est peu à peu née une conception du numéro comme d’un tissage : à chaque fois, nous y croiserions du « thématique » et du « réflexif ».
Morceaux de rêves pris dans un coin (1985) – Histoire de papiers (2010) – Les Yeux quand ils s’ouvrent (1989) – Tapis de la mémoire (2010) – À coller sur le frigo et ailleurs (1999) – Un Jour, un mur (1992) – Du rouge dans le paysage (2004) – Si rien de radical n’advient (2012).
Notre intuition était aussi que notre marque de fabrique serait de donner à lire la trace d’une recherche collective autour d’un objet, autour d’une question posée à l’écriture et à la création. Cela nous préservant de deux écueils majeurs : celui de l’anthologie d’une part, celui de la starisation du « poète » d’autre part.
L’Ombilic du texte (1987) – Mots de passe (1988) – Au pied de la lettre (1995) – Les Ciseaux d’Anastasie » (1996) – Ce sont armes ridicules (2003)
Et aussi que chaque intitulé serait comme une situation-problème : ni florilège, ni tableau d’honneur, mais sorte de dossier poétique, invitation à penser ensemble.
Intime / extime (2007) – Écrire la nuit (1996) – Presque l’infini (1992) – S’entendre avec l’ange (1996) – Et pourtant, elle chante (2002) – Vagants extravagants (2013) – D’une forme, l’autre (2011) – Sciences et fiction (2008)
Enfin, que chaque numéro oblige le lecteur à inventer, dans la foulée, sa propre lecture.
L’écriture du lecteur (1986) –Nouvelles bouteilles à la mer (2012) – Promesses, prémices (2010) – Le Don du texte (2004)
Très concrètement cela signifie que sur notre site nous donnons des « pistes » pour les numéros à venir. Elles sont volontairement ouvertes, énigmatiques de préférence, à « investir de sens » comme le sont les consignes de nos ateliers.
Quand nous recevons des textes de manière anonyme, en paquets, en recueils déjà ficelés nous renvoyons leurs auteurs aux pistes et leur demandons de soumettre un ou deux textes au maximum pour tel ou tel numéro précis.
Les textes sont lus par le collectif de la revue (une quinzaine de personnes) qui les choisit en fonction du thème annoncé avec le souci de varier les genres, les approches, les postures d’écriture et en étant très attentifs à ce qui semble incongru, hors-norme, hors-cadre.
Nous privilégions les « premiers textes » mais avons aussi le souci de suivre nos auteurs et de publier par la suite un deuxième, voire un troisième texte. Il s’agit donc d’abord d’accueillir dans de bonnes conditions puis de veiller à ce que la personne ait envier d’entrer dans le projet de la revue et de corseter son projet personnel de création.
Nous ne pesons pas les textes de l’extérieur au trébuchet de « qualité ». Les notions de qualité, d’intérêt, de sens se construisent en chacun de nous au contact, dans le frottement avec les autres. Un texte est donc retenu à partir du moment où un membre du comité de lecture en défend la possible publication, est prêt à « le porter », dans le débat à son sujet[8] avec les autres.
Dans chaque numéro paraît un édito[9] qui en déplie la problématique et a surtout pour fonction d’illustrer en quoi l’écriture, pour nous, est un travail et non un don ou une divine surprise. Un projet accessible à tous lequel suppose des outils, des rencontres, du temps, un murissement.[10]
Dans ce souci de donner à voir un travail commun intervient la publication d’un entretien dans chaque numéro[11]. En contre-point des textes poétiques, s’y expriment des personnes engagées dans un travail de création autre (musique, arts plastiques, photos, poterie, mais aussi traduction, édition, etc.). On y prend la mesure de questions et préoccupations qui traversent le champ de la création dans son ensemble.
Enfin, nous tenons trois séminaires par an pour écrire, programmer la suite, confronter nos choix, affiner notre engagement en regard du monde.
Enjeux : utopie – humanité – trace – rapport à l’œuvre – engagement – inscription dans le temps – rapport au monde
Cette liste assez longue de routines et de choix, nous l’avons fabriquée petit à petit, en souplesse. Rien de tout cela n’était prémédité.
En manière de conclusion, j’aimerais reprendre l’expression « Faire de l’écriture un bien partagé », sous-titre d’un des livres que nous avons écrits, Odette Neumayer et moi.
Filigranes est plurielle. Elle croise les écritures, les styles, les genres, les âges, les expériences, les langues, une plus ou moins grande proximité avec les Belles Lettres, la culture écrite.
J’y ajoute aujourd’hui que produire une théorie-pratique de l’écriture, le faire dans le partage et l’accueil est aussi un espace à investir. Non pas abstraitement mais en regard toujours de pratiques de création effectives, à faire connaître et reconnaître. Pour pouvoir les partager elles aussi.
Le pédagogue brésilien Paulo Freire, infatigable accompagnateur des « opprimés de la terre », affirmait qu’éduquer est avant tout idéologique. Écrire ensemble est une manière particulièrement riche de nous éduquer, de le faire ensemble… « au contact du monde » ajoutait Paulo Freire.
Tel est l’horizon qui s’ouvre, non en marge mais aux marchesde l’atelier.
(Octobre 2014)