L’écriture en atelier, une pratique inattendue et concrète de la démocratie ?

Ce texte est paru dans le Journal d’alpha à Bruxelles.

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Pour faire exister une notion telle que celle de démocratie, nous avançons que l’écriture en atelier ouvre bien des espaces, et plus particulièrement : un espace de réflexion sur la notion de vérité passant entre autres par la question des choix que l’on fait quand on écrit; un espace d’échange entre personnes dans lequel on découvre que les mots sont nos alliés mais aussi parfois des pièges ; un espace d’invention et de transmission où la ‘mise en fiction’ nous aide à mieux nous situer dans l’espace et le temps ; un espace tissé de normes, un cadre (l’atelier est un dispositif réglé) qui autorise un hors-cadre.

 

Le mot démocratie peut se décliner sur deux registres : – En tant que concept, la démocratie est un nœud où se croisent et se disputent des conceptions politiques,

des habitudes culturelles et sociales, de l’histoire et de l’identité. Elle est donc un objet à penser ensemble, un champ de savoirs à élucider de manière ambitieuse et critique.

En tant que valeur, elle guide nos actes dès lors que ‘l’option d’autrui’ est vécue comme centrale. Il s’agit non seulement de savoir qui nous sommes, mais encore quelles relations, quelles structures sociales et politiques imaginer pour vivre ensemble dans le respect de chacun. Nous y croyons, nous nous engageons pour elle. D’où plusieurs questions : et si l’atelier d’écriture était un moyen de rendre cette notion accessible à tous, une voie inattendue pour en comprendre les multiples aspects ? Et puis, quels pourraient être les apports d’une écriture en atelier qui prend appui sur des idées d’Édu- cation nouvelle 1 et de Culture de paix ?

Rappelons que « la culture de la paix consiste en des valeurs, des attitudes et des comportements qui reflètent et favorisent la convivialité et le partage fondés sur les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité, qui rejettent la violence et préviennent les conflits en s’attaquant à leurs causes pro- fondes et à résoudre les problèmes par la voie du dialogue et de la négociation entre les individus, les groupes et les États et qui garantissent à tous la pleine jouissance de tous les droits et les moyens de participer pleinement au processus de développement de leur société. »

Les valeurs se construisent dans les pratiques et non dans les discours. Si on adopte ce parti pris matérialiste, la question est de savoir com- ment est ‘dimensionné’ le concept de démocratie. ‘Dimensionne- ment’ est un mot que nous avons découvert en travaillant avec le philosophe Yves Schwartz 3 à Aix-en-Provence. Il s’agit, selon lui, de porter l’attention à l’idée certes, mais surtout aux formes – adéquates ou non – dans lesquelles un concept, quel qu’il soit, s’incarne, se développe et finalement peut se mesurer.

L’atelier d’écriture est-il une forme adéquate pour dimensionner la notion de ‘démocratie’ ? Pour la faire exister même modestement, et permettre à chacun de mieux la comprendre ? Oui, nous en sommes convaincus et pensons qu’il est urgent d’approcher d’une manière générale les concepts de manière créative ! Il est encore plus urgent peut-être, mais dans un deuxième temps, de partir ensemble à la recherche d’arguments qui, dans l’actuel monde de la formation plu- tôt obsédé par le chiffre, ‘légitiment’ ce croisement d’objets aussi dis- parates que des concepts, des valeurs et des pratiques de création.

En rédigeant cet article à propos de notre parcours à l’Université de printemps 2013 à La Marlagne, nous constatons à quel point nous avons, d’atelier en atelier, suivi presque à notre insu un seul et même fil rouge : celui de la vérité et de notre rapport à la vérité. Nous pen- sons que c’est là un des fondements du vivre en démocratie.

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Ecrire et faire écrire à propos du travail : quelques manières d’aborder la formation d’adultes, entre éducation nouvelle et ergologie.

Odette et Michel Neumayer
Formateurs d’adultes, concepteurs d’ateliers d’écriture
Marseille, France

Ce texte, paru en Italie sur une site consacré aux questions du travail, n’est pas un panorama de la formation d’adultes en France. Il se veut simplement un témoignage, le récit un peu analysé d’une expérience singulière, dans les deux sens du terme :

  • singulière car portée par des sujets inscrits dans une histoire, un réseau de rencontres, du partage, du militantisme ; deux personnes tentées par l’autodidaxie et l’invention.
  • atypique, peut-être marginale, sans prétention à être un modèle mais simplement un exemple parmi d’autres de ce qui peut se faire en France actuellement[1] en matière de formation d’adultes.

Notre regard n’est ni sociologique, ni économique, ni historique. Nous souhaitons simplement, partager avec nos lecteurs italiens nos réflexions sur les enjeux de la formation d’adultes dans un pays d’Europe en privilégiant les aspects conceptuel, éthique et pédagogique. Dans le corps de notre texte, nous donnerons d’abord quelques informations sur notre propre parcours dans le monde des formateurs et de la formation puis expliciterons, à partir de trois exemples[2], les tenants et les aboutissants d’une manière de faire qui prend appui sur l’écriture à propos du travail et en fait un tremplin pour la réflexion. Cette approche nous semble actuellement peu explorée. Elle fait appel à des outils et des dispositifs issus des ateliers d’écriture et de création qu’elle tente de croiser avec des concepts venus de la philosophie et de l’ergologie.

En matière de formation, notre approche est clairement celle d’un travail qui vise l’émancipation, le croisement des savoirs, la co-construction et le changement social.

 

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes, à Marseille, en collège et en lycée professionnel, nous avons entamé notre parcours dans la formation d’adultes (la formation de formateurs) dans les années 1980. A ce moment-là, le ministre de l’Education nationale, Alain Savary[3], avait décidé de confier aux « militants pédagogiques »[4] la tâche de former leurs pairs dans le but de réduire l’échec scolaire massif et ségrégatif, en particulier au Collège qui accueillait les adolescents, toutes filières confondues. Nous avons répondu à cet appel.

Quelques années plus tard, les politiques éducatives ayant changé, nous avons quitté l’Education nationale et poursuivi notre travail dans un cadre associatif en répondant à des demandes de formation pour des personnels de Municipalités, d’organismes de formation liés au monde syndical, d’organismes parapublics en charge de jeunes en recherche d’emploi. Nous avons aussi travaillé en France et en Belgique avec des associations liées à la lutte contre l’illettrisme.

Parallèlement nous avons organisés nous-mêmes, et continuons de le faire, en Provence, dans le cadre du Groupe Français d’Education Nouvelle, de nombreux stages de pédagogie, ouverts à tous, en nous spécialisant dans les ateliers d’écriture créative et d’arts plastiques[5], mais aussi d’écriture à propos du travail.

 

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle (avec son mot d’ordre « Tous capables ») et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail, appelée aussi « ergologie »[6].

Elle part du constat que ceux qui s’investissent dans le travail au quotidien n’ont pas assez de temps pour parler de celui-ci et écrire à son propos autrement qu’en termes d’organisation. Le manque de mots et de concepts, la difficulté à poser de manière opératoire la question des valeurs, la complexité des questions liées à la mise en patrimoine et au partage de l’expérience, le déficit d’outils (notamment en matière d’écriture) pour solliciter l’imaginaire sont autant d’obstacles. Ils empêchent bien des formateurs de comprendre dans quels contextes ils évoluent, quel impact ils peuvent avoir sur le devenir des milieux professionnels, de quelles marges de manœuvre ils disposent pour les faire évoluer.

Ceci n’est pas sans effet sur l’offre de formation elle-même : la proposition faite aux jeunes en apprentissage, mais aussi aux adultes salariés ou non, devient techniciste et utilitariste. Elle s’enferme dans les « Référentiels nationaux » (en France ceux de l’Education nationale) et reproduit des méthodes anciennes qui pourtant ont fabriqué l’échec. Elle se soumet à la sanction presque exclusive des diplômes et épouse les arguments de l’idéologie dominante pour laquelle formation rime avec adaptation à l’emploi. Elle ne pose pas la question de la formation comme une affaire culturelle et anthropologique… quand l’enjeu serait au contraire de faire du travail une valeur humaine !

Penser, au sein même des collectifs de travail, dans les équipes, dans l’encadrement, chez les élus que le travail puisse construire des solidarités nouvelles, développer une intelligence collective à la hauteur des défis sociaux, éthiques, économiques, écologiques de notre temps, c’est la gageure, compte-tenu du contexte politique et philosophique dans lequel nous intervenons, tentant d’inventer, dans la mesure de nos moyens, des manières de faire différentes…

 

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone que se retrouvent et se croisent…

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone[7] que se retrouvent et se croisent fortement, dans les années 1970, l’Education Nouvelle et les recherches sur le travail.

La question du travail n’était pas absente auparavant des réflexions de l’Education Nouvelle. Les recherches et publications de Robert Gloton, résistant et inspecteur de l’Education nationale, l’engagement de la grande pédagogue Claude François-Unger aux côtés des orphelins de la Shoah en témoignent[8]. Ils avaient fait du « travail » le vecteur de leur action : le premier en inscrivant la question des apprentissages et de la transmission des savoirs dans l’horizon plus large d’une école restituant à la valeur « travail » sa dimension émancipatrice ; la seconde en proposant aux orphelins victimes de la barbarie nazie, dans leur chair et leur imaginaire familial, de renouer par le travail, avec l’Humain. Ils suivaient en cela les enseignements de pédagogues de tels que Makarenko et Korczak, de psychologues tels que Wallon.

Avec les travaux d’Ivar Oddone et de son équipe turinoise un tournant a été pris[9]. On s’intéressait désormais aussi à ce qui se passe du côté de l’opérateur, inscrit lui-même dans une « situation de travail »[10]. Le concept « d’activité » (mentale) devenait central.

 

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates.

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates et sur plusieurs plans. Nous avons été nombreux[11], dans le prolongement de ses écrits, à imaginer des dispositifs qui permettraient de « comprendre le travail pour le transformer » pour reprendre la formule de Jacques Duraffourg[12] et à les faire vivre dans des formations professionnelles, des stages militants, des rencontres.

Deux grands cas de figure se sont présentés : le monde du travail social, le monde enseignant. L’accueil fait à nos propositions de formation a été très différent d’un cas à l’autre.

Il nous a toujours semblé que, dans la formation des enseignants, le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

Dans le contexte de la formation d’enseignants, il s’est avéré très difficile de faire valoir le point de vue du travail car il entrait manifestement en conflit avec l’approche pédagogique classique. Il nous a toujours semblé que le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

En pédagogie, on envisage l’espace immatériel de « la classe » comme l’espace naturel. On s’interroge sur les relations entre le maître et l’élève, entre les élèves eux-mêmes aussi, autour des pratiques de savoir. Comment transmettre ? Comment apprendre ? Quel rôle jouent les échanges entre apprenants ? En quoi est-il intéressant de faire produire quelque chose aux apprenants pour asseoir leurs apprentissages et d’entrer dans une logique de projet ? Selon le point de vue adopté (méthode traditionnelle ou constructiviste ou naturelle ou autre) on privilégiera tel ou tel aspect et combattra tel autre, souvent sur le seul terrain idéologique. C’est certainement là une des hypothèses à envisager pour comprendre la difficulté à faire évoluer les débats sur l’enseignement dans nos pays et à penser le changement dans nos systèmes éducatifs.

Quand, à l’inverse, on envisage la notion de « situation de travail », on voit bien que l’espace n’est plus celui de « la classe » mais un espace plus complexe, plus difficile à circonscrire, dans lequel le macroscopique (l’Institution scolaire, elle-même située dans une société et une époque données) dialogue avec le microscopique (l’école, la classe, le quartier, les parents, les objets scolaires, les tâches, etc.). Ce dialogue est à concevoir de manière systémique, sans hiérarchisation entre éléments, en abordant les questions autrement, le regard tourné vers les liens, les feedbacks, les boucles.

 

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence[13], nous avons tenté de constituer ce « point de vue du travail » en pédagogie sur la base de la recherche d’un groupe bénévole, sachant qu’un tel projet était alors impossible à faire avaliser par les responsables institutionnels de la formation des enseignants dans notre région.

Notre démarche a été de mesurer en quoi des éléments du micro (les objets qui « disent le travail » à l’école ; le paquet de copies à corriger ; le dispositif pédagogique mis en place à l’occasion d’une leçon d’histoire ; le rapport au temps dans la semaine, le mois, le trimestre ; etc.) renvoient à des éléments macroscopiques, ou plutôt contiennent le macroscopique.

Le macroscopique n’est pas le cadre englobant, la scène sur laquelle le quotidien se déploie. Il n’est pas non plus le grand organisateur qui aurait pensé et prévu l’action du pédagogue au quotidien, qui l’aurait prescrite. Ce serait plutôt l’inverse. Le microscopique est travaillé par des éléments macroscopiques. L’opérateur – appelé ici « enseignant » – invente et gère son travail à partir d’un ensemble de facteurs qui relèvent d’un macroscopique plus ou moins large : l’état, la société, les familles, l’inspecteur, les collègues, le quartier, sa formation antérieure, etc. Il est sujet de son travail. Il veut être « sujet de ses normes », pour reprendre l’expression du philosophe Georges Canguilhem. Il s’engage en tant que personne dans la situation, à partir des mille et une microdécisions qu’il prend tout au long de la séquence de travail. Inversement, le macro n’existe que porté par le micro qui l’actualise, porté par des sujets. Le macro est en quelque sorte nourri du micro.

Dans cette formation expérimentale, menée en marge de l’institution scolaire, l’option a été que la clarification entre pairs, entre enseignants au sein d’un groupe, animé par des analystes du travail, peut et doit favoriser les prises de conscience et permettre à chaque opérateur de transformer son travail et son rapport au travail.

Une part importante est réservée à la mise en récits du travail et à la confrontation avec des concepts théoriques tels que travail prescrit / travail réel, situation de travail, variabilité, etc.

 

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques[14] que nous menons en parallèle avec notre travail de formation. Les ateliers d’écriture créative, pour les enfants d’abord, puis pour les adultes, se sont développés en France à partir des années 1960. Nous avons nous-mêmes conçu et animé de nombreux ateliers et stages de formation d’animateurs[15] à partir des années 70-80 autour de trois idées essentielles :

  • l’écriture n’est pas affaire de don mais de travail dans et avec la langue supposant recherche, projet, labeur, confrontation avec d’autres
  • écrire sert à penser autrement et non à s’exprimer : l’écriture est une école de réflexion et non un simple outil servant l’expression
  • écrire est plus facile en atelier, avec des consignes et des contraintes, lorsque les animateurs mettent en avant ce que l’Education Nouvelle appelle le « tous capables » et inventent pour cela des dispositifs facilitateurs.

Ces postulats valent aussi, par extension, pour l’écriture à propos du travail. Ecrire et faire écrire est une manière de poser autrement la question de la mémoire individuelle et collective du travail, celle de l’expérience, de sa formalisation, de sa transmission.

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de mener ce projet en Provence, en Suisse et en Belgique avec des agents municipaux peu coutumiers de la culture écrite, des formateurs de jeunes, des travailleurs en alphabétisation, des agents des Missions Locales en contact avec des publics demandeurs d’emploi, etc.

Si nous avons, à chaque fois, fait le choix de l’écriture, c’est que l’usage des mots ne va pas de soi et que, contrairement à ce qu’énonce Nicolas Boileau, « ce qui se conçoit bien… »[16] ne s’énonce pas clairement et les mots pour le dire viennent pas aisément.

L’exemple de l’atelier intitulé Autoportrait de nous au travail[17], que nous décrivons maintenant par le détail, peut nous éclairer.

 

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique ou trope proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire parfois dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[18] : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. […] « 

Voici donc notre consigne d’écriture : après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle, puis de constituer un réservoir de mots lié à cette métaphore et enfin de la développer (c’est à dire la « filer » le plus loin possible) en un texte dans lequel ils évoqueront leur travail.

La métaphore s’impose souvent comme une évidence ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. En filant la métaphore, comme il est suggéré par la consigne, la posture d’écriture ne peut être celle de l’introspection ou de la confession classiques. Soucieux de se conformer au contrat implicite du « dire vrai », les participants se trouvent devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques, les mots du réservoir de départ. L’écriture prend un air de défi, celui de la production d’un artefact dont l’intérêt et l’amusement tiennent justement au caractère systématique.

Parallèlement, le décalage, qui est le principe même de la métaphore, a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut maintenant tester et contester la pertinence explicative. Selon qu’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce d’un puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les gestes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus[19].

J’écris encore pour savoir ce que je pense

J’écris encore pour savoir ce que je pense, notait le poète Aragon au soir de sa vie. Pour que l’usage de la métaphore ne fasse pas tomber les participants dans la disproportion, le simplisme ou le systématisme, la consigne est donnée de se « démarquer de ses facilités, de ses fatalités, de prendre de la distance avec ce qui vient d’être écrit » afin de se positionner maintenant plus finement.

Chacun est donc convié à produire un nouveau texte, au choix : une réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel il affine sa position et fait part de ses découvertes. Il peut revenir sur ce qu’il a écrit, se dégager des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ». Il peut refuser tel ou tel ingrédient de la métaphore, désaturer son texte, nuancer, sortir du rail unique. Dans cette réécriture, le « je » de la métaphore et de la fiction dialogue avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité.

 

Dans la formation d’adultes exerçant dans le travail social on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail.

Contrairement à ce qui passe dans les formations institutionnelles destinées aux enseignants, on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail dans la formation des adultes exerçant d’autres métiers, dans le travail social. Nous l’avons par exemple vérifié avec des agents territoriaux en charge d’une « fonction d’accueil polyvalent » dans les Mairies, les Maisons de Quartier, les Points Information Jeunes (PIJ).

La demande institutionnelle était de favoriser un processus de professionnalisation, sans que ce terme soit bien défini. Nous l’avons entendu comme prise de conscience des compétences dont chacun se sent porteur à titre personnel et des compétences disponibles dans le milieu de travail.

Nos postulats de départ étaient que

  • tous les participants sont porteurs d’expérience en matière d’accueil
  • le renforcement de l’estime de soi est un élément important de professionnalisation pour des métiers peu reconnus par l’organisation du travail et peu valorisés au niveau des carrières et des salaires
  • la formation n’a pas à enseigner une méthode mais à permettre à chacun de mieux se situer et comprendre par quel travail réel il répond au travail prescrit d’accueil
  • la formation a pour objet de faire découvrir à chacun les richesses dont il est porteur et d’apprendre à démêler les dimensions humaines (l’accueil comme posture anthropologique) des dimensions professionnelles (l’accueil comme ensemble de gestes d’un professionnel capable de gérer les différentiels de savoirs entre le public et lui, de maintenir une distance nécessaire avec le public, au plan émotionnel notamment, de faire éventuellement élaborer un projet, etc.)
  • l’activité s’inscrit dans une situation de travail dont il s’agit de décrypter les éléments. La situation de travail est constituée de multiples instances avec lesquelles l’opérateur négocie sans cesse.

 

L’histoire de Sosie : l’exemple des « Agents relai d’accueil »

Ces prémisses étant dites et explicitées, entrons dans le détail d’une animation de l’atelier « Sosie »[20] mentionné en relation avec les travaux d’Ivar Oddone en début d’article.

Pour commencer, les participants sont invités à entrer dans une fiction génératrice d’écritures et de réflexion. « Imaginons que pour une raison donnée vous deviez vous absenter de votre travail pendant une dizaine de minutes (lundi prochain, par ex., en milieu de matinée) et envoyer Sosie à votre place… Dans une Lettre à Sosie vous lui précisez, sous forme « d’instructions » à respecter, ce qu’il doit faire pour vous remplacer sans que cela se voie ! Cette lettre doit contenir un maximum de détails pour lui faciliter la tâche ».

Chacun produit un premier texte. Ces textes sont lus en grand groupe, les autres membres de l’atelier ayant pour mission de cliquer sur tel ou tel passage : c’est-à-dire qu’ils invitent l’auteur du texte à reprendre telle ou telle expression qui intrigue, qui pose problème ou semble receler une piste intéressante pour comprendre les finesses du travail à exécuter. Un passage « parlant » dont l’auteur du texte ne semble pas avoir pris la mesure et qu’il a noté « en passant ».

Quand tous les textes ont été lus, chacun reprend tel ou tel passage qui, dans son texte, a fait l’objet d’un clic, et selon une logique hypertextuelle, produit un nouvel écrit, en lien avec l’écrit précédent, donnant lieu à précisions, développements, argumentations, mises en relation.

 

L’enjeu est ici de prendre conscience collectivement de la profondeur sans limite du travail réel

L’enjeu est d’abord de prendre conscience collectivement de la profondeur du travail réel et de donner ses lettres de noblesse à l’idée de « routines ». Chacun pense en effet que ce travail d’accueil est simple, répétitif, banal. Il n’en est rien et après la lecture des textes écrits, cette évidence se dessine peu à peu par la constitution d’une liste fort longue de tâches, de normes, de valeurs traduites en actes, qui constituent l’activité véritable[21].

C’est elle qui s’est sédimentée sous forme « d’expérience » et aucun récit ne saurait venir totalement à bout de cette complexité ! Le choix de passer par l’écriture en atelier a des effets intéressants : il ralentit le temps et fixe l’attention sur « les mots pour le dire ». Il valorise ce qui a été vécu et le fait entrer dans une bibliothèque de textes, une intertextualité, qui lui donnent sens. Par le jeu « des clics » il met en évidence que l’analyse de l’activité est inépuisable et le travail prescrit, celui qui, par le biais des fiches de poste et autres classifications, fixe la rémunération du travail, apparaît en comparaison scandaleusement sibyllin et technique.

L’activité mentale des opérateurs est revalorisée à leurs propres yeux. Ils apprennent à lire au positif ce qu’ils présentaient souvent d’abord comme aliénation de soi dans un rapport salarial mutilant. Ils prennent conscience de ce que Michel de Certeau appelle « l’intelligence rusée »[22], individuelle et collective.

 

La mise en tension de deux registres permet alors de complexifier encore le regard sur le travail

La mise en tension de deux registres : le « registre I », celui du programme et le « registre II » celui de l’activité permet alors de mieux comprendre en quoi le travail est un acte singulier ET social.

Cette distinction, proposée par Yves Schwartz[23] est essentielle : « Tout acte de travail est étroitement subordonné à la connaissance produite sous toutes ses formes en relation avec ce travail à réaliser et à l’expérience et l’histoire toujours singulières de ceux qui la réalisent […] Le registre 1 est donc défini comme l’axe des règles, des normes, du travail prescrit, des objectifs définis, des résultats escomptés, des critères de gestion, des données monétaires, des investissements matériels, du quantitatif ; c’est l’axe du langage codé, des organigrammes, des logiques ; bref, de tout ce qui est quantifié, normalisé, déjà mis en patrimoine […] Le registre 2 est celui de l’histoire, de l’usage, du travail réel, des aspects qualitatifs, de la subjectivité, des investissements immatériels […] l’axe de ce qui est en attente de formalisation » (p.247-248)

Dans le prolongement des récits, nous proposons la lecture d’extraits plus longs du livre d’Yves Schwartz : la distribution, dans ce cadre de stage, d’un texte théorique est un vrai défi tant sa lecture semble ardue au départ. Le texte se clarifie peu à peu par l’échange entre participants et par notre détermination à faire valoir le « tous capables » : « tous capables » de faire du sens dans un texte théorique, de réduire peu à peu l’inconnu, de recourir à des exemples, de croiser les points de vue, de confronter les interprétations, d’entrer dans l’intelligence d’une pensée donnée à lire dans un livre.

Puis nous produisons avec les participants un début d’inventaire de ce qui entre dans chacun des deux registres ainsi qu’un schéma de la situation de travail d’un agent « chargé d’accueil » : elle a pour objet de faire apparaître les liens entre les aspects personnels ou subjectifs et les aspects institutionnels. Elle permet d’identifier et de pondérer le rôle des divers partenaires en interaction avec la structure d’accueil : l’Etat avec ses missions, ses manières de mettre en place les politiques publiques, ses découpages administratifs, etc. ; les collectivités territoriales avec leurs projets, leurs moyens matériels, leurs choix politiques, en cohérence ou non avec l’Etat, etc. ; les financeurs (Caisse d’allocation familiale, Fonds européens, etc.) ; les autres partenaires (Bailleurs sociaux, écoles, Centres de formation, santé, etc.).

On discute alors pour comprendre les cohérences, identifier les nœuds de tension (souvent vécus sur le seul registre de la souffrance psychique), préciser les positionnements des employeurs de ces personnels d’accueil, apprendre à distinguer le rapport au travail du rapport à la tâche, du rapport à l’employeur.

Quant aux publics, premier objet de « souci » des personnels d’accueil, ils ne sont plus au centre mais un élément parmi d’autres dans un système. Ils ne sont ni prescripteurs, ce que pensent ceux qui, en début de formation, disent : « Nous devons avant tout répondre à la demande du public », même s’ils pèsent sur la manière dont le travail se réalise. Ni seulement bénéficiaires car ils sont aussi acteurs sociaux, électeurs, citoyens susceptibles d’agir sur la manière dont le travail social est pensé dans notre société. Ni objets, ni ignorants mais des sujets informés de bien des choses concernant leur situation de vie, bien des éléments que les personnels chargés d’accueil découvrent souvent avec eux.

 

 

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation formulent leurs demandes, leurs attentes, leurs espoirs elles le font en général de manière assez floue. Même quand les appels d’offre entrent dans les détails, déclinant objectifs, contenus, méthodes, évaluation, la manière dont les formateurs y répondent reste entourée de mystère.

Trois facteurs construisent, nous semble-t-il, une situation de formation.

  1. L’axe des savoirs : savoirs de métier, données techniques en évolution, recherche théorique et appliquée, sciences.
  2. L’axe de l’expérience des opérateurs : elle est reconnue ou non, sollicitée ou non, éventuellement formalisée ; elle est le fruit d’une histoire individuelle et sociale.
  3. L’axe des valeurs et des postulats éthiques : l’éducabilité, la communication et le partage, la co-construction des savoirs, l’émancipation.

 

La formation qui nous intéresse est celle qui pose comme essentiel pour les sociétés modernes le développement de ce troisième axe, cherchant sans relâche à inventer des dispositifs qui ajoutent de l’humain à l’humain. C’est celle qui affirme qu’il est urgent d’inventer des pratiques solidaires dans un monde qui ne l’est pas… encore.

 

Carnoux, le 20 juin 2008.

[1] Il s’agit d’une période qui débute vers 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en 2008

[2] Deux exemples dans le domaine de la formation d’enseignants / formateurs, un exemple dans celui du travail social.

[3] Alain Savary, né en 1918 à Alger et décédé en 1988 à Paris est un homme politique français, membre du Parti socialiste, et un ancien ministre de l’Éducation (1981-1984), créateur des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Membre de la Résistance dès juin 1940, il siège en 1944 à l’Assemblée consultative provisoire pour y représenter les Compagnons de la Libération. En 1956 il est secrétaire d’État, puis membre fondateur du Parti socialiste unifié. En 1969 il devient Premier secrétaire du Parti Socialiste et adopte la stratégie de l’union de la gauche. En 1981, il devient ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Il y fait voter une loi de réforme de l’enseignement supérieur à laquelle son nom reste attaché. Il est aussi chargé d’unifier l’enseignement secondaire et de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite école libre) et école publique. […] Désavoué par François Mitterrand, il remettra sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Mauroy en juillet 1984. (Source Wikipedia).

 

[4] On désigne par là des personnes membres de diverses associations d’Education populaire et d’Education nouvelle. Ces associations, qui se référent à Rousseau, Marx, Montessori, Freud, Makarenko, Wallon, Freinet et d’autres, réunissent, à l’occasion de stages, de rencontres nationales et internationales, aussi bien des enseignants, que des formateurs, des travailleurs sociaux, des parents. Elles publient de nombreux livres et revues croisant pédagogie et analyse politique et interviennent dans les débats autour de l’école, de l’éducation, de la pédagogie, etc. Pour la France, on consultera notamment les sites du Groupe Français d’Education nouvelle (http://www.gfen.asso.fr), du Centre d’entrainement aux méthodes d’éducation active (http://www.cemea.asso.fr/), de l’Association française pour la lecture (http://www.lecture.org), de la Pédagogie Freinet (http://www.icem-pedagogie-freinet.org), de la Pédagogie Institutionnelle (http://www.ceepi.org).

[5] Pour en savoir plus, on peut consulter le site www.ecriture-partagee.com

[6] « Créé au sein de l’UFR  » Civilisations et Humanités « , le Département  » Institut d’Ergologie  » a pour ambition, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement, de renouveler les modalités de transmission et d’élaboration des savoirs sur le travail et plus généralement sur l’ensemble des activités humaines. Issu d’un dispositif original, l’APST (Analyse pluridisciplinaire des situations de travail), le principe qui anime sa démarche est d’associer au sein du Département et de son réseau de collaborations nationales et internationales des universitaires de toutes origines disciplinaires et des acteurs de la vie économique et sociale de tous secteurs et de toutes qualifications. » Extraits de la page d’accueil du site www.ergologie.com/

[7] Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière – Vers une autre

psychologie du travail, paru en France en 1981 (Traduction d’Ivano et Marie-Laure Barsotti, préfacé par Yves Clot). Editions sociales. Première édition italienne : 1977.

[8] Robert Gloton, Le travail valeur humaine : une école pour nos enfants, Editions Casterman E3 1981. Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, Editions PUF « Pédagogie d’aujourd’hui », 1974 (2è éd. Remanié) 296 p. Pour une bibliographie plus détaillée, voir http://www.gfen.asso.fr/catalogue/ouvrages/themes/reperes.htm

[9] Les travaux d’Oddone faisaient par ailleurs écho aux avancées de « l’Ergonomie de langue française » autour d’Alain Wisner.

[10] Ces notions sont abondamment développées dans les travaux d’Yves Schwartz auprès de qui nous avons eu le bonheur de nous former dans le cadre du master d’ergologie appelé dans les année 90 « DESS d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail ». Ils sont aussi développés dans les travaux d’Yves Clot et d’autres membres des équipes du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris).

[11] On lira à ce sujet Du mythe de Sosie aux origines de la démarche Sosie (Odette et Michel Neumayer en collaboration avec Sylvie Chevillard), article paru dans la revue « Dialogue » N°125, Travail, s’en affranchir ou le libérer ? A commander sur le site www.gfen.asso.fr – L’article peut par ailleurs être téléchargé sur http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4. Il fait partie d’un dossier complet sur « le Sosie ».

[12] Comprendre le travail pour le modifier – La pratique de l’ergonomie. De F. Guérin, A. Laville, F. Daniellou, J. Duraffourg, A. Kerguelen – Editions de l’ANACT. Novembre 2007 – (Disponible chez www.eyrolles.com)

[13] Cette plaquette sera prochainement disponible en pdf sur notre site.

[14] Odette et Michel Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF éditeur, Paris 2008 (3ème édition) ; Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture, Editions Chronique sociale, Lyon, 2005.

[15] En Belgique notamment à la demande de l’association CGE (Changement pour l’égalité) organisatrice des Rencontres pédagogiques d’Eté (http://www.changement-egalite.be/spip.php?rubrique7)

[16] Cette phrase de Nicolas Boileau (1648 – 1704), un homme d’Église et prédicateur français (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément »), répété à l’envi dans l’école française empêche de considérer l’écriture comme activité pleine et entière et la soumet au diktat d’une pensée qui lui préexisterait.

[17] Texte écrit pour L’Egrenage n°7, bulletin du Groupe Romand d’Education Nouvelle, Genève, 2001 (www.education-nouvelle.ch)

[18] Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Col. Propositions, Paris 1985, p.13

[19] A titre d’exemple, S., enseignante genevoise, écrit dans un moment d’analyse réflexive : « De grands éclats de rire ponctuent les propositions des uns et des autres. Je ne pensais pas qu’il y ait autant de facettes dans le travail d’un enseignant ! La tâche se complique lorsqu’il s’agit de filer la métaphore choisie : les parallèles ne sont pas toujours immédiats ; je me creuse la tête pour trouver les mots justes, des mots inhabituels pour décrire des situations connues. La tentation est grande de glisser vers les « bons mots », d’écrire un joli texte avec une touche d’humour mais qui m’éloigne du but recherché… Pourtant, […] cette activité me permet de mettre en évidence des aspects, volontairement ou non, ignorés, négligés de mon travail. C’est en groupe restreint que nous prenons connaissance des textes de nos collègues, que nous les découvrons sous un nouvel éclairage. »

[20] On connaît les amours insatiables de Jupiter, les mille et une péripéties qui ont inspiré la verve de Plaute et celle de Molière ! Bien qu’on le cite souvent, on connaît moins les détails de l’histoire de Sosie, un être au destin curieux que Jupiter instrumentalisa pour arriver à ses fins ! L’histoire de ce personnage nous replonge dans un fameux quiproquo conjugal dans lequel plusieurs personnages se substituent les uns aux autres : la présence en un même lieu de personnages identiques entraîne une série de confusions et fait rire. […] Le même et l’autre, le double, le dédoublement, le trompe-l’œil sont des figures importantes de notre imaginaire occidental. Nous traitons par ce biais des questions qui renvoient à notre identité et notre singularité : peut-on reproduire un être humain ? Pourrait-on en « cloner » la complexité au point de tromper tout le monde ? L’apparence suffit-elle à faire l’homme et l’habit, le moine ? Quelle est alors sa « vérité » ? Lire la suite de ce texte dans… http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4

[21] Par « activité », concept central de l’analyse des situations de travail, on entendra la production de toute une série de décisions, gestions, anticipations, évaluations qui permettent la réalisation de la tâche. La tâche est visible, l’activité est largement inapparente. Aujourd’hui, dans le travail, ce qui est requis, c’est l’activité, ce qui est rémunéré, c’est la tâche. On voit bien le dilemme… le scandale, diront certains.

[22] Michel de Certeau, Les arts du faire, Collection 10*18.

[23] Yves Schwartz, Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique (Editions PUF, Le travail humain, Paris 1997).

  Écriture solitaire ? Non, partagée !

Odette et Michel Neumayer
GFEN Provence

 

L’écriture serait-elle par nature un fait solitaire qui ne se partage pas ? Nous avons fini par admettre sans plus nous questionner la vision romantique de l’écriture, avec l’image de l’écrivain retiré dans son antre, tout entier tourné vers lui-même et son œuvre.

Certes, « Faire de l’écriture un bien partagé », est une expression[1] forte, reprise ici et là, en France et ailleurs. Elle a l’air d’aller de soi, mais elle demande à être travaillée. Nous désirons montrer qu’elle peut se vivre au cours de toutes sortes de situations. À partir de quatre exemples, nous tenterons de mettre en lumière ce qu’elle signifie pour nous.

Écrire à deux ? Le débat de normes

Nous signons souvent nos textes à quatre mains. Dans ce cas, partager l’écriture signifie entrer dans une coopération où le maître mot est la confiance. Pas de doute, l’autre signataire sait (peut) écrire et le texte sera assumé à deux.

Ce principe étant posé, il y a échange d’idées, interviewes, à la suite de quoi l’un produit un début de texte, que l’autre lit, relance, reprend. De nouvelles idées germent. Les formulations sont rediscutées. Les rôles sont alternés. Les brouillons se succèdent à la main, sur ordinateur. Ils sont la matière vive sur laquelle s’opère le travail de réécriture et de co-élaboration.

Ce qui se passe est de l’ordre de l’intime. Certes le plaisir un peu jaloux de travailler à deux est là, il ne va pas de soi d’en dévoiler les arcanes, car l’affaire se joue dans les détails. Les choix sont presque indicibles, à la limite de l’insu. Pourquoi est-on soudain convaincu que c’est à tel endroit qu’il faut retravailler ? Quelle petite voix nous dit que tel passage est au point, tel autre encore non-fini ? Allez savoir !

On peut pointer deux phases. L’expansion, mais le texte est encore trop elliptique et désordonné ; la problématique demande à être dépliée. La réduction, on traque les redites, on ramasse les formules, on déplace des paragraphes, on reconstruit le plan à la recherche du plus accessible, du plus juste. C’est aussi le moment des vérifications orthographiques et grammaticales. Les citations sont-elles exactes ? Leur origine a-t-elle été contrôlée ? Le B-A-BA en somme !

En arrière plan, il y a toujours ce que les analystes du travail appellent un « débat de normes ». Débat souvent invisible dans lequel les représentations peuvent amener la controverse. A-t-on la même littérature de référence ? Reconnaît-on la pertinence du lexique utilisé par l’autre ? Où met-on le rythme, la respiration ? Quel est le statut de l’exemple ? Et le rapport au lecteur (le convaincre, le séduire, l’intriguer). Autant d’éléments par lesquels tout sujet écrivant imprime sa marque à ce qu’il écrit et qui, quand on est deux, provoquent des désaccords. Or, – c’est notre expérience et cela peut rassurer – quand il y a contestation, c’est qu’il y a une question souvent intéressante à creuser.

Écrire à deux suppose du temps et de la connivence, c’est pourquoi dans la littérature les exemples d’ouvrages coécrits sont plutôt rares. Partager, c’est d’abord s’élire : c’est possible « parce que c’était lui, parce que c’était moi » !

Les petits séminaires : la dimension du compagnonnage

Tout autre est la forme du « Petit séminaire » que nous avons mis sur pied dans le cadre de la Revue Filigranes que nous animons depuis 25 ans ! Une fois par an, nous nous réunissons à dix, quinze, pendant un week-end au cours duquel chacun travaille sur ses propres projets. Les uns ont un mémoire à faire ; les autres rédigent un texte de slam ou un article ; d’autres encore veulent ranger leurs photos et écrire à partir de ce rangement. Tout est possible, mais l’exigence indiscutable, c’est de travailler en silence et de participer aux mises en commun deux fois par jour. Celles-ci consistent en une lecture, fragmentaire ou totale de ce qui a été produit. Une discussion minimale peut éventuellement s’engager. On n’attend pas a priori d’aide, chacun travaille de son côté. Que partage-t-on alors ? Ce sont certainement l’ambiance de travail, toute entière tournée vers la production, le compagnonnage, l’atmosphère de recherche qui font la qualité de ces moments. Nous savons tous d’expérience que porter un projet d’écriture n’est pas chose facile et que le sentiment de solitude est un frein puissant. Dans les échanges oraux, on vise donc la relance, on garantit un soutien, on est curieux de voir comment les projets évoluent au cours du week-end. Accepter que des projets d’écriture très divers puissent se mener dans un même lieu, que tout projet recèle un trésor à découvrir – et que chacun va s’y employer à sa manière – est une expérience rare par les temps qui courent.

 

Faire un livre à plusieurs : à la recherche d’une écriture intégratrice

En coordonnant, avec Etiennette Vellas[2], un livre sur l’Éducation nouvelle[3], paru en juillet 2009, nous avons tenté le partage d’écriture dans un autre dispositif encore, fondé sur la collecte de textes produits à partir d’un même canevas, une série de cinq questions posées à 45 contributeurs. Les entretiens réalisés séparément, si possible entre contributeurs, chacun étant tour à tour intervieweur et interviewé, étaient ensuite retranscrits par leurs auteurs, réunis, rangés et augmentés de pages d’analyse portant sur les enjeux de ce travail de mise en patrimoine. S’est développée ainsi une image, toute en contrastes, des mille et une manières de s’engager dans l’Éducation nouvelle : selon les pays, les parcours biographiques, les lectures, les métiers, les rencontres. Une écriture collective est née : non pas au sens où tous auraient écrits de la même manière, mais à partir du constat que les textes sont en écho, et chaque texte puise son sens au sein du réseau qui l’accueille.

Chaque auteur a fait des choix dans la manière de comprendre les questions, de s’en emparer ou non, d’y répondre longuement, brièvement, avec ses mots, son rythme, ses normes d’écriture. Chacun a apporté sa pierre à un édifice commun et porte une facette de la totalité, sans forcément connaître les autres contributeurs. Les coordonnateurs eux-mêmes, qui ont pourtant organisé le plan, sollicité les textes d’analyses, proposé des relances à certains auteurs, ont aussi assuré leur part. Héritiers de pratiques culturelles des années 80 et des tentatives d’écriture à plusieurs, dans la fascination des TIC naissantes, nous poursuivons cette voie que ces technologies ont largement ouverte et rendent plus accessible.

 

Produire collectivement une revue : un partage de longue haleine

Le dernier exemple, celui qui nous tient particulièrement à cœur, c’est celui de la revue Filigranes[4], bien connue des aficionado des RPé (Rencontres Pédagogiques d’été, organisées par CGé.)

Ici, le défi est de vouloir assumer collectivement toute la chaîne de l’écriture et de l’édition : cela va du choix des problématiques pour les numéros à venir, à leur explicitation auprès des abonnés et des lecteurs du site. Cela implique l’organisation de « séminaires », ouverts à tous, mais aussi des temps de travail ultérieurs, solitaires, chez soi. Cela nécessite des réunions du collectif élargi (avec moments d’écriture, lectures, discussions), chacun se retrouvant face à ses mots, ses références, son expérience, ses projets. Puis, quelques mois plus tard, les textes proposés à la publication sont lus et choisis par un collectif de lecture. Celui-ci évalue au mieux comment utiliser la place disponible (56 pages maxi), et faire valoir une variété d’approches, de styles, d’entrées dans le thème commun. Ensuite, il y a des temps collectifs consacrés à la correction orthographique, au montage, au maquettage, sans parler des contacts avec l’imprimeur, ou de la future campagne d’abonnement sans laquelle le projet s’arrêterait.

On voit que le partage prend ici une autre dimension. Il inclut toutes les phases d’un processus à la fois imaginaire, mental, technique, économique.

 

Ce qui nous motive ? L’envie que la solidarité s’éprouve sur le terrain de la création aussi …

C’est au contact des autres que je m’augmente, que je découvre de nouvelles manières de penser, d’agir, de communiquer, de créer. C’est là affaire d’émancipation individuelle et collective, deux dimensions imbriquées. Chacun découvre pour soi que l’écriture, jusque-là confisquée, le touche aussi et qu’il y a droit. Chacun comprend que les inégalités d’accès à l’écriture sont des constructions sociales très anciennes et toujours actuelles. Au sein d’un collectif, chacun est mieux armé pour franchir les obstacles qu’il avait souvent dressés lui-même ou que la société avait dressés pour lui. De nouveaux horizons de création s’ouvrent, et… c’est même contagieux !

 

 

Carnoux-en-Provence, le 2/12/2009

 

 

[1]Pour en savoir plus, lire : « Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé », Odette et Michel Neumayer, Éditions ESF 2003, et 2008.

[2] Membre du Groupe Romand d’Éducation nouvelle (GREN) (www.gren-ch.org)

[3] « Relever les défis de l’Éducation nouvelle – 45 parcours d’avenir » Chronique sociale, 2009. Plus d’information sur ce livre, auquel ont participé plusieurs contributeurs du Groupe Belge d’Éducation nouvelle (GBEN), sur www.gfenprovence.fr, rubrique « Bibliothèque).

[4] « Filigranes, revue d’écritures, entend promouvoir les « hommes du commun à l’ouvrage » (Jean Dubuffet) et soutenir l’accès de tous au pouvoir d’écrire. Aventure collective engagée en 1984 et poursuivie depuis, la revue a pour objet d’ouvrir un espace de coopération où l’écriture puisse se mettre en travail et où lecture et publication deviennent démarche partagée (…) » annonce la 4ème de couverture. Pour en savoir plus sur la fabrication d’un numéro de la revue on peut consulter la page : www.ecriture-partagee.com/Fili/00_Cursives/curs_64.htm