Écriture solitaire ? Non, partagée !

Odette et Michel Neumayer
GFEN Provence

 

L’écriture serait-elle par nature un fait solitaire qui ne se partage pas ? Nous avons fini par admettre sans plus nous questionner la vision romantique de l’écriture, avec l’image de l’écrivain retiré dans son antre, tout entier tourné vers lui-même et son œuvre.

Certes, « Faire de l’écriture un bien partagé », est une expression[1] forte, reprise ici et là, en France et ailleurs. Elle a l’air d’aller de soi, mais elle demande à être travaillée. Nous désirons montrer qu’elle peut se vivre au cours de toutes sortes de situations. À partir de quatre exemples, nous tenterons de mettre en lumière ce qu’elle signifie pour nous.

Écrire à deux ? Le débat de normes

Nous signons souvent nos textes à quatre mains. Dans ce cas, partager l’écriture signifie entrer dans une coopération où le maître mot est la confiance. Pas de doute, l’autre signataire sait (peut) écrire et le texte sera assumé à deux.

Ce principe étant posé, il y a échange d’idées, interviewes, à la suite de quoi l’un produit un début de texte, que l’autre lit, relance, reprend. De nouvelles idées germent. Les formulations sont rediscutées. Les rôles sont alternés. Les brouillons se succèdent à la main, sur ordinateur. Ils sont la matière vive sur laquelle s’opère le travail de réécriture et de co-élaboration.

Ce qui se passe est de l’ordre de l’intime. Certes le plaisir un peu jaloux de travailler à deux est là, il ne va pas de soi d’en dévoiler les arcanes, car l’affaire se joue dans les détails. Les choix sont presque indicibles, à la limite de l’insu. Pourquoi est-on soudain convaincu que c’est à tel endroit qu’il faut retravailler ? Quelle petite voix nous dit que tel passage est au point, tel autre encore non-fini ? Allez savoir !

On peut pointer deux phases. L’expansion, mais le texte est encore trop elliptique et désordonné ; la problématique demande à être dépliée. La réduction, on traque les redites, on ramasse les formules, on déplace des paragraphes, on reconstruit le plan à la recherche du plus accessible, du plus juste. C’est aussi le moment des vérifications orthographiques et grammaticales. Les citations sont-elles exactes ? Leur origine a-t-elle été contrôlée ? Le B-A-BA en somme !

En arrière plan, il y a toujours ce que les analystes du travail appellent un « débat de normes ». Débat souvent invisible dans lequel les représentations peuvent amener la controverse. A-t-on la même littérature de référence ? Reconnaît-on la pertinence du lexique utilisé par l’autre ? Où met-on le rythme, la respiration ? Quel est le statut de l’exemple ? Et le rapport au lecteur (le convaincre, le séduire, l’intriguer). Autant d’éléments par lesquels tout sujet écrivant imprime sa marque à ce qu’il écrit et qui, quand on est deux, provoquent des désaccords. Or, – c’est notre expérience et cela peut rassurer – quand il y a contestation, c’est qu’il y a une question souvent intéressante à creuser.

Écrire à deux suppose du temps et de la connivence, c’est pourquoi dans la littérature les exemples d’ouvrages coécrits sont plutôt rares. Partager, c’est d’abord s’élire : c’est possible « parce que c’était lui, parce que c’était moi » !

Les petits séminaires : la dimension du compagnonnage

Tout autre est la forme du « Petit séminaire » que nous avons mis sur pied dans le cadre de la Revue Filigranes que nous animons depuis 25 ans ! Une fois par an, nous nous réunissons à dix, quinze, pendant un week-end au cours duquel chacun travaille sur ses propres projets. Les uns ont un mémoire à faire ; les autres rédigent un texte de slam ou un article ; d’autres encore veulent ranger leurs photos et écrire à partir de ce rangement. Tout est possible, mais l’exigence indiscutable, c’est de travailler en silence et de participer aux mises en commun deux fois par jour. Celles-ci consistent en une lecture, fragmentaire ou totale de ce qui a été produit. Une discussion minimale peut éventuellement s’engager. On n’attend pas a priori d’aide, chacun travaille de son côté. Que partage-t-on alors ? Ce sont certainement l’ambiance de travail, toute entière tournée vers la production, le compagnonnage, l’atmosphère de recherche qui font la qualité de ces moments. Nous savons tous d’expérience que porter un projet d’écriture n’est pas chose facile et que le sentiment de solitude est un frein puissant. Dans les échanges oraux, on vise donc la relance, on garantit un soutien, on est curieux de voir comment les projets évoluent au cours du week-end. Accepter que des projets d’écriture très divers puissent se mener dans un même lieu, que tout projet recèle un trésor à découvrir – et que chacun va s’y employer à sa manière – est une expérience rare par les temps qui courent.

 

Faire un livre à plusieurs : à la recherche d’une écriture intégratrice

En coordonnant, avec Etiennette Vellas[2], un livre sur l’Éducation nouvelle[3], paru en juillet 2009, nous avons tenté le partage d’écriture dans un autre dispositif encore, fondé sur la collecte de textes produits à partir d’un même canevas, une série de cinq questions posées à 45 contributeurs. Les entretiens réalisés séparément, si possible entre contributeurs, chacun étant tour à tour intervieweur et interviewé, étaient ensuite retranscrits par leurs auteurs, réunis, rangés et augmentés de pages d’analyse portant sur les enjeux de ce travail de mise en patrimoine. S’est développée ainsi une image, toute en contrastes, des mille et une manières de s’engager dans l’Éducation nouvelle : selon les pays, les parcours biographiques, les lectures, les métiers, les rencontres. Une écriture collective est née : non pas au sens où tous auraient écrits de la même manière, mais à partir du constat que les textes sont en écho, et chaque texte puise son sens au sein du réseau qui l’accueille.

Chaque auteur a fait des choix dans la manière de comprendre les questions, de s’en emparer ou non, d’y répondre longuement, brièvement, avec ses mots, son rythme, ses normes d’écriture. Chacun a apporté sa pierre à un édifice commun et porte une facette de la totalité, sans forcément connaître les autres contributeurs. Les coordonnateurs eux-mêmes, qui ont pourtant organisé le plan, sollicité les textes d’analyses, proposé des relances à certains auteurs, ont aussi assuré leur part. Héritiers de pratiques culturelles des années 80 et des tentatives d’écriture à plusieurs, dans la fascination des TIC naissantes, nous poursuivons cette voie que ces technologies ont largement ouverte et rendent plus accessible.

 

Produire collectivement une revue : un partage de longue haleine

Le dernier exemple, celui qui nous tient particulièrement à cœur, c’est celui de la revue Filigranes[4], bien connue des aficionado des RPé (Rencontres Pédagogiques d’été, organisées par CGé.)

Ici, le défi est de vouloir assumer collectivement toute la chaîne de l’écriture et de l’édition : cela va du choix des problématiques pour les numéros à venir, à leur explicitation auprès des abonnés et des lecteurs du site. Cela implique l’organisation de « séminaires », ouverts à tous, mais aussi des temps de travail ultérieurs, solitaires, chez soi. Cela nécessite des réunions du collectif élargi (avec moments d’écriture, lectures, discussions), chacun se retrouvant face à ses mots, ses références, son expérience, ses projets. Puis, quelques mois plus tard, les textes proposés à la publication sont lus et choisis par un collectif de lecture. Celui-ci évalue au mieux comment utiliser la place disponible (56 pages maxi), et faire valoir une variété d’approches, de styles, d’entrées dans le thème commun. Ensuite, il y a des temps collectifs consacrés à la correction orthographique, au montage, au maquettage, sans parler des contacts avec l’imprimeur, ou de la future campagne d’abonnement sans laquelle le projet s’arrêterait.

On voit que le partage prend ici une autre dimension. Il inclut toutes les phases d’un processus à la fois imaginaire, mental, technique, économique.

 

Ce qui nous motive ? L’envie que la solidarité s’éprouve sur le terrain de la création aussi …

C’est au contact des autres que je m’augmente, que je découvre de nouvelles manières de penser, d’agir, de communiquer, de créer. C’est là affaire d’émancipation individuelle et collective, deux dimensions imbriquées. Chacun découvre pour soi que l’écriture, jusque-là confisquée, le touche aussi et qu’il y a droit. Chacun comprend que les inégalités d’accès à l’écriture sont des constructions sociales très anciennes et toujours actuelles. Au sein d’un collectif, chacun est mieux armé pour franchir les obstacles qu’il avait souvent dressés lui-même ou que la société avait dressés pour lui. De nouveaux horizons de création s’ouvrent, et… c’est même contagieux !

 

 

Carnoux-en-Provence, le 2/12/2009

 

 

[1]Pour en savoir plus, lire : « Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé », Odette et Michel Neumayer, Éditions ESF 2003, et 2008.

[2] Membre du Groupe Romand d’Éducation nouvelle (GREN) (www.gren-ch.org)

[3] « Relever les défis de l’Éducation nouvelle – 45 parcours d’avenir » Chronique sociale, 2009. Plus d’information sur ce livre, auquel ont participé plusieurs contributeurs du Groupe Belge d’Éducation nouvelle (GBEN), sur www.gfenprovence.fr, rubrique « Bibliothèque).

[4] « Filigranes, revue d’écritures, entend promouvoir les « hommes du commun à l’ouvrage » (Jean Dubuffet) et soutenir l’accès de tous au pouvoir d’écrire. Aventure collective engagée en 1984 et poursuivie depuis, la revue a pour objet d’ouvrir un espace de coopération où l’écriture puisse se mettre en travail et où lecture et publication deviennent démarche partagée (…) » annonce la 4ème de couverture. Pour en savoir plus sur la fabrication d’un numéro de la revue on peut consulter la page : www.ecriture-partagee.com/Fili/00_Cursives/curs_64.htm