« Chaos-Monde », une écriture, une réflexion dans les parages d’Édouard Glissant

Odette et Michel NEUMAYER

texte paru dans la revue Dialogue (GFEN, Paris)

 

« On ne peut plus approcher notre univers de manière linéaire avec des a-priori, des dogmes et des concepts. Ce chaos-monde imprévisible, il faut l’approcher avec les forces de l’imaginaire. » EDOUARD GLISSANT (France Culture).

Pour mieux connaître Édouard Glissant, consulter le site …

 

Dans « Education et cyberculture »[1], Pierre Lévy évoque « le savoir-flux, le travail comme transaction de connaissances » et nous invite à considérer que « ce qu’il faut apprendre [ne pouvant …] plus être planifié ni précisément défini à l’avance […] nous devons nous construire de nouveaux modèles de l’espace des connaissances. A une représentation en échelles linéaires et parallèles, en pyramides structurées par «niveaux», organisées par la notion de prérequis et convergeant vers des savoirs «supérieurs», il nous faut dorénavant préférer l’image d’espaces de connaissances émergents, ouverts, continus, en flux, non linéaires, se réorganisant selon les objectifs ou les contextes et sur lesquels chacun occupe une position singulière et évolutive.»

 

C’est certainement une intuition de cet ordre qui nous a incités à imaginer, il y a quelques années déjà, l’atelier qui suit. Il doit tout à l’auteur martiniquais Edouard GLISSANT qui, avec cette prescience du poète et bien avant le développement des NTIC, avait exploré la notion de relation et proposé, entre ordre et désordre, l’image du « chaos-monde » : « ce que j’appelle chaos-monde est une représentation extraordinairement proliférante […] de la situation du monde actuel. […] Chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du temps, du mythe […] des cultures qui se joignent, et c’est la poésie même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les réserves d’avenir des humanités d’aujourd’hui ». [2]

 

Cette approche de la pensée par le fragmentaire, l’archipélique, l’horizontalité, nous avons imaginé la faire vivre à travers les quelques consignes qui suivent. Elles sont un plaidoyer pour une écriture qui voudrait restituer au monde sa complexité et à la pensée son inévitable contingence. Peut-être même faire de cette contingence (« contingent » : «qui peut se produire, ou non » Dictionnaire Le Robert ) une norme nouvelle qui s’opposerait à la pensée de système. Une pensée qui tirerait sa force de la surprise, de l’inédit, du hasard, à l’image de ce que peut provoquer le voyage dans l’Internet, mais aussi l’association libre de la psychanalyse, le travail des surréalistes ou encore certaines pratiques picturales ou musicales contemporaines.

 

 

Le déroulement

 

  1. Emergence des questions et placement sur un damier-monde

Le « chaos-monde » est à faire émerger, donc, invitation à prendre conscience du foisonnement de questions non résolues dans lesquelles le monde contemporain se trouve (ou se débat). D’abord énoncées oralement dans le grand groupe, ces questions seront reformulées et recopiées ensuite individuellement sur des Canson de format 10×10, de manière à pouvoir être déposées sur un grand damier de 100 cases (de 10X10 également, structure accueillant provisoirement notre chaos-monde.

 

  1. Le passage par le travail plastique

Plastiquement, sur un Canson format 10X10 et avec les matériaux mis à disposition (encre de chine, craies grasses, ou autres), chacun représente son petit « chaos-monde » portatif et du jour. On vient le déposer sur le damier à côté des questions déjà placées ou ailleurs.

 

  1. Textes explicatifs / textes détours

Dans les questions de la phase n°1, on cherche collectivement, les mots « forts » (mais en vertu de quels critères ?). Chacun en garde un et le travaille sur les axes idéel et matériel. Avec cette moisson, on produit un texte qui tentera d’expliquer une facette du « chaos-monde ».

Puis, production d’un second texte qui prendrait du recul, car « expliquer, ça empêche de comprendre… lorsque ça dispense du détour par l’imaginaire ». Lecture de la citation de Glissant donnée en exergue. On peut pour ce second texte faire jouer les liens entre les questions affichées sur le damier, les productions plastiques et ses propres listes de mots.

 

  1. Réécriture ou les textes scrutation

Maintenant, et avant même de lire sa production au groupe, chacun dispose d’une nouvelle feuille format 10×10 pour réécrire, réduire à l’essentiel ce qu’il vient de produire. Lecture. Ces textes, résultats d’une scrutation, sont à leur tour placés sur le damier.

 

  1. Textes liens pour tirer des plans sur l’avenir

Pour tirer des plans sur l’avenir et le mettre en perspective on fait, en groupe ou individuellement, un parcours aléatoire et conscient visitant quelques cases sur le damier et passant d’un point Alpha à un point Omega. Entre subjectivité et objectivité, on crée par écrit des liens d’une production à une autre, en s’autorisant des chemins de traverse.

 

  1. Textes traductions

« Tu me parles dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends » E. Glissant, Le discours antillais.

Lecture de ces textes-liens. Les participants auditeurs ont pour mission de prendre au vol une expression dans chaque texte lu. Puis, chacun est invité à «comprendre » par écrit une ou plusieurs de ces expressions, dans son propre langage. Lecture de ces « traductions ».

 

  1. Discussion

Avant l’analyse collective, réflexion individuelle sur le passage d’un registre de production à l’autre (du travail plastique au travail d’écriture ; du texte explicatif au texte-lien ; de l’écoute au texte-traduction ; écriture et réécriture). Retour sur les réflexions de début d’atelier ; ouvertures mais aussi limites de la pensée archipélique et contingente.

 

***

Commentaire : de phase en phase, un espace de pensée se constitue dans le damier sous les yeux des participants. Ceux-ci peuvent n’en vouloir retenir que la dimension spatiale, celle que donne un regard panoramique. Ils peuvent aussi chercher à en percer la profondeur par le travail de scrutation, puis de réduction. C’est selon le choix de chacun. L’écriture est tour à tour un outil pour faire des liens et une pratique qui permet d’aller voir du côté de quelques « points intensifs » qui aimantent un réseau de réflexions et de productions qui, peu à peu, se complexifie, c’est-à-dire se structure.

Dans l’un comme dans l’autre des cas, écrire signifie se donner le temps de laisser émerger des fenêtres d’ordre dans le «chaos-monde». Celles-ci sont toujours momentanées et partielles. Elles n’en ont pas moins de force pour chaque sujet en prise avec les mots mais aussi avec le travail plastique. Entre l’instant fixé par la production plastique et le fil que dévide l’écriture voyageuse s’élaborent pour chaque participant de nouvelles manières de penser qui interrogent les pratiques habituelles plutôt fondées sur le déroulement linéaire de la pensée, le rangement et la hiérarchisation des arguments au détriment de la mise en relation et du réseau.

Et si cette prise d’appui sur l’imaginaire était une des manières de mieux comprendre ces nouveaux modes de productions de savoirs et de pensée que les NTIC semblent porter dans leur sillage ? Et si créer, c’était se donner se donner des outils pour s’initier à de possibles lendemains ? Ó

 

 

[1] Ouvrage à paraître le 21 novembre aux éditions Odile Jacob.

[2] Extrait de « Ecrire la parole de nuit – La nouvelle littérature antillaise » – Folio Essai N°239, Editions Gallimard 1994

Autoportrait de nous au travail : Écrire en milieu professionnel

(Cet article était destiné à la revue Sensibles, Musée de la photo Nord Pas de Calais.)

Un autoportrait écrit et collectif est-il possible en milieu professionnel ? A-t-on la même perception de soi et du monde, dit-on la même chose, selon que l’on écrit seul ou dans le cadre d’un atelier collectif, en présence de personnes qui partagent le même lieu de travail, la même activité ? Comment dans ce cadre d’écriture partagée affirmer sa singularité de sujet travaillant, dire ses appartenances et jusqu’à quel point ? Ne pas être consensuel et faire place aussi à ce qui fait débat dans l’entreprise ou entre les personnes ? Autant de questions que se sont posé tous ceux qui, un jour, ont participé à un atelier dans lequel on a croisé le regard sur le travail et l’apport créatif des ateliers d’écriture de poésie et de fiction.

Et du côté de l’animation ? Installer l’écriture au centre des préoccupations ; prendre appui sur les dynamiques engendrées par le fait de produire ensemble, pour aller au-delà du déjà-dit ; préserver l’écriture de l’instrumentalisation qui la menace au nom du « vouloir-tout-dire-tout-de-suite » ; ménager des passerelles entre spontanéité de l’expression et réflexion à propos de ce qu’écrire signifie et en quoi écrire permet de construire de sa pensée. Voilà quelques entrées envisageables pour comprendre la conception et l’animation d’un type particulier d’ateliers en relation avec le travail.

Or, du superbe visage d’Albrecht Dürer, encadré de boucles blondes, à Vincent Van Gogh, oreille coupée ; de Jean-Jacques Rousseau à Jean-Paul Sartre, Serge Doubrovski[2] ou Jacques Roubaud[3], jusqu’à une époque récente ce sont plutôt les oeuvres littéraires et plastiques qui nous ont permis de nous interroger sur nos mobiles quand nous entreprenons le voyage au cœur de nous-mêmes. Elles ont fixé pour nous les normes et conventions de l’autoreprésentation et posé pour leur époque la question de ce qu’est un être humain et de ce qu’il semble possible d’en dire.

A quoi tient alors l’actualité de notre recherche sur l’autoreprésentation en milieu professionnel ? Peut-être d’abord au contexte et à l’époque. En effet, la place faite aujourd’hui à l’expérience du travail dans la réflexion sur les identités des personnes et des groupes va croissant. N’en déplaise à Taylor, on sait que le travail questionne la subjectivité, qu’il s’agisse de travaux sur la mémoire ouvrière, sur le rapport au travail et au non-travail selon les générations, de recherches sur les formes émergentes d’usages du « temps libéré ». Tout montre que le passage par l’activité productive fait repère et constitue une des clefs pour comprendre le vivre ensemble contemporain.

Pourtant, le travail – dont on parle beaucoup – ne se donne en réalité jamais à lire facilement. Les ergologues[4], les ergonomes, les psycho-dynamiciens[5] du travail, les anthropologues, tous attestent que la difficulté en la matière est double : à la fois langagière et conceptuelle. Dans bien des témoignages, enfermée dans le monde du prescrit et du « on », toute subjectivité gommée, la parole s’affadit et se satisfait de l’énoncé du seul visible, des tâches exécutées. Le travail, c’est-à-dire, non pas l’exécution, mais la mise en œuvre du prescrit par un sujet historique, désirant, inséré dans des configurations sociales précises, est le grand absent. D’où l’enjeu : trouver par l’écriture des manières d’accéder à la part invisible des choses, à ce que les personnes mobilisent pour la production de ce qui leur est demandé, ce que les spécialistes appellent « travail réel » ou « activité ».

Dans le champ éducatif, ces questions sont particulièrement aiguës. Quelle place existe aujourd’hui pour la parole des praticiens (enseignants, formateurs, administratifs divers) quand la scène du discours est largement monopolisée par les institutions, l’encadrement supérieur, les politiques, les chercheurs, les médias ? Quelles voies pourrait se frayer une parole venue du terrain et qui aurait pour ambition de ne pas se restreindre à l’énoncé des pratiques pédagogiques – un domaine bien balisé – mais voudrait explorer un champ plus large et plus complexe, celui du travail enseignant ? Ce qui est alors visé, c’est un meilleur positionnement de chacun par l’exploration du commensurable dans le travail, par la co-construction des savoirs nouveaux à propos de cette activité toujours composite, voire contradictoire, qui associe valeurs et pratiques. C’est connaître et reconnaître la part mentale, créatrice, imaginative, anticipatrice de tout métier, de tout sujet. C’est valoriser le « faire-face », la capacité à réguler et évaluer, mais aussi à se représenter et ainsi à se transformer et à transformer son milieu.

Nous étayerons notre propos sur deux expériences faites récemment. La première concerne un organisme de formation belge qui nous a sollicités pour la production collective d’un livre à l’occasion de ses vingt ans d’existence. Ecrirait pour cet anniversaire l’ensemble des personnels volontaires, toutes catégories réunies, afin de donner à voir le travail qui se réalisait dans cet organisme. La seconde expérience touche un groupe d’enseignants suisses, militants d’Éducation Nouvelle. Pris dans les contradictions d’une importante réforme institutionnelle, ce groupe était désireux de découvrir de nouvelles façons d’interroger le travail enseignant.

***

User de la métaphore

Je ne connais pas encore bien la région que je fais découvrir, mais j’ai des cartes […] pour m’aider. Je pars en exploration […], je découvre le terrain en même temps que mon groupe, suivant mon instinct et improvi­sant […]. Je dois m’adapter à la météo (est-ce que ça vaut la peine de faire la visite prévue par temps orageux ?) ainsi qu’aux différentes personnes de mon groupe […]. Il m’arrive de perdre mon chemin ou d’arriver à des­tination en faisant un détour ou bien de me retrou­ver dans un cul de sac. Mais je dois toujours ame­ner mon groupe là où je l’avais prévu. L’ambiance doit être agréable et propice à la découverte pour que tous reviennent les valises rem­plies d’expériences et de souvenirs (Extrait de  » Le guide touristique. » Texte de Monika, enseignante).

 

L’autoreprésentation est art du provisoire. A peine le portrait accompli, on n’est plus tout à fait la même personne. Dans l’atelier d’écriture, l’autoportrait s’élabore progressivement, à partir de différentes consignes et contraintes libératrices de l’écriture. A chaque phase se révèle une des pièces de ce qui sera, non pas un texte fini, mais comme dans un puzzle, un assemblage de vues partielles et volontairement parcellaires. Ainsi on peut commencer par constituer des listes de mots autour du travail pour s’apprivoiser. On peut ensuite produire individuellement de premiers fragments : « Les quatre saisons de mon travail » par exemple ou encore « Portrait de moi en j’aime et je n’aime pas« . On peut, à la manière de Sei Shõnagon, dame de cour dans le Japon du XIème siècle, écrire des fragments selon diverses rubriques : « choses qu’on a grand hâte de voir ou d’entendre (au travail) », « choses qui donnent confiance (quand on est au travail »), « choses désagréables à voir », « choses difficiles à dire », « choses auxquelles on ne peut s’abandonner », etc.

Notre propos n’est pas ici de dresser un inventaire de toutes les entrées possibles dans une telle écriture. C’est plutôt de l’usage de la métaphore que nous voulons parler. Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[6] « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellec­tuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quoti­dienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. Notre système conceptuel joue ainsi un rôle central dans la définition de notre activité quotidienne […]  »

Voici donc notre consigne d’écriture. Après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier (enseignants, formateurs, responsables de dispositifs de formation) sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle et de la développer en un texte qui filera cette métaphore le plus loin possible.

 

Je me vois en tonneau des Danaïdes… parce que, le tonneau c’est quelque chose qui doit contenir des quantités et en même temps qui peut être vide ou rempli. […] Les Danaïdes, parce que le tonneau a habituellement un fond mais que dans la situation actuelle, j’ai l’impression de toujours faire et recommencer sans nécessairement obtenir les résultats escomptés. […] Parfois, le tonneau se remplit à ras bord, plein d’idées, de projets puis tout à coup, face à un manque de réaction, il se vide pour quasiment s’assécher. C’est alors l’absence d’idées, de projets, […] Tout est contradictoire, […] d’un côté, la rigueur et de l’autre l’incapacité de gérer les flux […] la communication et l’impression de ne pas avoir de retour […]. La volonté et dans le même temps, un aveu d’inca­pacité. […] (Extrait du « Tonneau des Danaïdes », Joëlle, responsable de filière).  

On ne choisit pas sa métaphore, elle s’impose souvent ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. Comme pour un négatif plongé dans un révélateur, elles font apparaître pour chaque participant une certaine façon d’être au monde et aux choses. Les développer consciemment nous informe et nous conforte souvent dans ce que nous pressentons de notre travail sans toujours trouver à le dire. C’est comme si elles nous libéraient du poids d’un « déjà vécu et pas encore parlé » auquel elles donnent une forme décalée, inattendue, par une mystérieuse et pourtant bien réelle métamorphose.

En filant la métaphore, la posture d’écriture n’est pas celle de l’introspection et de la confession classiques dans lesquelles un « je » déclare se livrer sans filtres et sans fards, en ligne directe en quelque sorte. Bien qu’il se conforme au contrat du « dire vrai », l’écrivant qui file la métaphore se trouve devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques qui donnent à l’écriture un air de défi, celui d’une fabrication, la production d’un artefact dont l’intérêt tient justement au caractère systématique.

Ce matin avec mes clients, nous avons décidé d’attaquer le Mont de la Division. Je pensais qu’ils étaient plutôt nom­breux pour former une cordée, et j’éprouvais de la difficulté pour équiper chacun de façon convenable. Presque tous possédaient de bonnes chaussures, mais pour le reste, tout était disparate et je doutais du bon fonction­nement des piolets et des crampons. La première dispute eut lieu avant même le départ. Cer­tains – on se demande bien qui les avait obligés à partici­per – mettaient en cause le but même de l’ascension : ils pensaient que l’on pouvait prendre simplement le Sentier de l’Algorithme, beaucoup moins périlleux et vertigineux que le Canyon de la Découverte, puis s’arrêter dans la Ca­bane du grand Sharp, équipée de toutes les technologies modernes et très confortable… (Extrait de  » Un guide de montagne », Jean-Marc, enseignant, Genève).

 A l’arrivée, du fait même du filage, le trait est plus net et le paysage qui se dévoile au fil des mots ravit, étonne souvent et interroge. Le décalage qui est le principe même de la métaphore a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut tester la pertinence explicative. On s’est surpris à écrire ceci puis cela. Or ce qui, dans cette formalisation médiate, s’est dit sur le mode de la fiction et de l’imagi­naire met à nu des fonctionne­ments de personnes, de groupes et d’institutions qui sont bien réels et qu’une écriture spontanée immédiate n’aurait pas forcément envisagés. Des éléments bien réels, trop peut-être même pour en mesurer d’emblée toutes les implications… Selon que l’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce de puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les ges­tes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus.

Ni décorative (comme dans la poésie romantique), ni pur produit de l’imagination voire de l’inconscient (comme bien souvent dans l’écriture poétique moderne), la métaphore dévide sous nos yeux d’écrivants le fil de tout ce que, dans notre travail, nous avons peu à peu découvert et systématisé, souvent même à notre insu. Il est vrai qu’elle perd de son mystère, qu’elle se « dépoétise » mais elle nous conduit en revanche à nommer les choses avec d’autres mots que ceux du quotidien ou des lexiques spécialisés. On se surprend à évoquer des sentiments, des valeurs, la souffrance ou le bonheur d’enseigner. On nomme des instants clefs de l’activité : les rituels de préparation de cours ou de stage, les réactions face aux apprenants, une certaine manière de faire face aux résistances, autant de « séquences pertinentes » dont nous avons conscience et qui atteste de notre professionnalité.

 

J’écris pour savoir ce que je pense

Comment faire pour que l’usage de la métaphore dans l’atelier ne nous fasse pas tomber dans la disproportion ou le simplisme ? La société parle elle aussi par métaphores et structure nos systèmes de pensée collectifs. On dira « la ga­lère » pour parler des « petits boulots », « je suis crevé » pour « je suis fatigué ». Bref, le stéréotype et la caricature ne sont jamais loin. Il faut donc questionner les métaphores : les jeunes en situation de travail précaire sont-ils tous à ramer sur un même bateau, la galère ? Quand nous sommes en forme, sommes-nous « gonflés » comme un pneu ? Un ballon ? Une baudruche ? Quel est ce clou qui « nous a crevés » ?

Après la lecture des textes produits, les participants sont invités à s’interroger à propos des limites des métaphores choisies. Les conditions d’un retravail des textes sont là : une réécriture dans laquelle le « je » de la métaphore et de la fiction dialoguera avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité et qui argumente. On produira, au choix, la réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel on se dégagera des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ».

Quand j’ai participé à cet atelier, j’avais choisi la métaphore du dompteur car c’est bien ainsi que je me sentais à mes débuts en tant que professeur de lettres dans un Lycée Professionnel de garçons. J’ajoutais même que je faisais le dompteur jusqu’au mois de novembre, les vacances de Toussaint marquant en quelque sorte le délai que je me fixais pour apprivoiser et mettre au travail mes élèves. Ma métaphore a bien fait rire les collègues et j’étais assez fière de ma trouvaille quand, à la réflexion, je me suis aperçue que si je voulais filer cette image du dompteur il me fallait le fouet, les bottes, la jupette, etc. Or, c’était la peur tenaillant l’homme devant la bête sauvage, qui m’avait instinctivement portée vers cette métaphore et non tout ce qu’elle pourrait signifier par ailleurs : l’école comme cirque, l’apprentissage comme contrainte comportementale et dressage, le métier comme montage d’un numéro bien rôdé. […] Contrairement à ce que semblait dire la métaphore, il me revenait en mémoire qu’en réalité je tentais dès le premier jour de convaincre mes élèves qu’ils étaient intelligents et capables et que, dans ma pédagogie au quotidien, je faisais appel à leur sens de la responsabilité, mon but était bien d’installer une ambiance de travail mais pas par la pression, la terreur ou la récompense. […] La métaphore m’a permis de nommer, d’accepter puis de refuser ma peur de jeune enseignante débutante au profit d’une prise de conscience de ce que je tentais réellement de mettre en place.

Cécile, enseignante.

Du coup, la nature des coopérations entre participants de l’atelier change. On passe de l’autoreprésentation (et d’une réflexion d’abord individuelle et solitaire) à une forme de socio-écriture. La réflexion se fait a contrario des écrits de départ. S’élabore alors une image plus nuancée et plus dialectique des métiers, peut-être même une sorte de « culture professionnelle commune » entendue comme questionnement co-élaboré, non fini, partagé de l’intérieur, à partir duquel chacun peut se positionner.

La formalisation de l’expérience humaine suppose de la confiance, du temps et surtout un dialogue bienveillant entre pairs d’une part, entre participants et professionnels experts (animateurs habitués aux interventions en milieu professionnel) d’autre part. Les ateliers que nous aimons sont des rencontres. Les animer, c’est tenter de permettre à chacun d’accéder à un savoir plus riche à propos de soi, de son activité, de son rapport au monde et aux autres. Cela suppose quelques garanties (l’absence de jugement, la lecture au positif des écarts). Tel est le prix pour une l’écriture qui cherche avant tout à faire réfléchir. N’est-ce pas là une belle ambition pour une autoreprésentation qui serait partagée et émancipatrice ?

Odette et Michel Neumayer[1]
juillet 2005

 

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[1] Odette et Michel Neumayer sont concepteurs d’ateliers d’écriture et analystes du travail. Ils ont notamment publié Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé (ESF, 2003) et Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture – Quinze ateliers pour l’Éducation Nouvelle (Chronique sociale 2005). Ils sont co-éditeurs de la revue d’écriture Filigranes. (www.ecriture-partagee.com).

[2] Avec son concept d’autofiction.

[3] Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, suivi des trois autres branches de l’œuvre autobiographique : La boucle (1993), Mathématique: (1997), Poésie (2000), textes dans lesquels l’autobiographie réelle n’est possible qu’en décalage avec le projet autobiographique.

[4] Yves SCHWARTZ (sous la direction de), Reconnaissances du travail – Pour une approche ergologique, PUF, Collection Le travail humain, Paris 1997.

[5] Y.CLOT, Le travail sans l’homme ?, Éditions La Découverte, Paris 1995.

[6] Éditions de Minuit, Col. Propositions, Paris, 1985, p.13.

« Mosaïques d’expériences » (Mahdia Tunisie 2012)

Le lecteur curieux, le pédagogue attentif, la participante intéressée, tous se demanderont comment une telle quantité de textes a pu être produite pendant les trois jours et demi qu’auront duré les Rencontres de Mahdia.

Pour la première fois en terre d’Afrique, en Tunisie, avait lieu un rassemblement des mouvements d’Éducation nouvelle, certains tout nouveaux comme ceux de Tunisie justement, de Haïti, du Luxembourg, d’autres plus anciens comme ceux de France ou de Belgique, de Suisse romande, et enfin ceux qui allaient se constituer dans la foulée…

Lire le texte
MOSAÏQUES (3 Mo - 120 p.)

 

Rencontrer l’autre, oui mais comment ?

Tout le monde conviendra que se rencontrer, c’est parler et se parler, échanger, s’écouter. C’est nécessaire, mais est-ce suffisant quand la Rencontre veut être sous le signe de l’Éducation nouvelle ? Voilà pourquoi les organisateurs sont partis du principe que c’est autour d’un travail commun que l’on va plus loin. « La pensée naît de l’action pour retourner à l’action » affirme le psychologue français Henri Wallon[1] (1). La spécificité de l’Éducation nouvelle est d’interroger les questions qui se posent à elle par le biais d’ateliers et de mises en situation. Chaque matin, les quelque 80 personnes présentes avaient la possibilité de participer à des ateliers ou démarches qu’animaient ceux ou celles qui en avaient fait la proposition préalable.

 

Mais, vivre un atelier en petit groupe, là encore, est-ce suffisant pour comprendre les enjeux et les apports de telles Rencontres ? Qu’est-ce que chacun, chacune y apporte ? Que peut-il ou elle ensuite rapporter, transposer, injecter, transmettre de cette expérience dans sa vie professionnelle quotidienne ? Quelle mémoire garde-t-il de ce qu’il a vécu pour le faire vivre à son tour ailleurs ? Par quelles médiations subtiles, les thèmes, matériaux, questions travaillés ensemble (maths, arts plastiques, langue, etc.) rencontrent-ils l’expérience actuelle de chacun et peuvent-ils l’enrichir ? Autant de questions, autant de réponses !

 

L’atelier d’écriture, sa mise en œuvre, ses effets

Un temps de 2 heures, intitulé « Mosaïques d’expériences » était réservé chaque après-midi pour un atelier d’écriture dans lequel les participants pouvaient revenir sur leurs découvertes, leurs surprises, leurs réflexions du matin et commencer à les analyser. « Mosaïques », en Tunisie le terme s’impose, surtout quand on se trouve à quelques kilomètres du musée archéologique d’El Jem. S’il désigne la beauté de l’objet final, il dit aussi qu’un travail d’assemblage a eu lieu, dans notre cas une action de montage et d’ajustage d’expériences singulières et fragmentaires.

 

La forme épistolaire fut choisie, d’abord pour assurer une cohérence dans la diversité des coutumes et des choses vécues. Et puis, la relation épistolaire a ceci de magnifique que selon que l’on s’adresse à sa famille, à son directeur, à une collègue… l’argumentation ne sera pas la même. Les affects et les concepts n’auront pas le même poids. Le regard porté sur l’activité du matin s’en trouvera différent.

 

Au cœur de cette production de récits, remarques et échos adressés, joue pleinement le fameux triangle anthropologique du « Donner – recevoir – rendre » de l’anthropologue Marcel Mauss[2]. Un don d’ateliers a été organisé (une dizaine chaque matin) ; ceux-ci ont été « reçus » par l’ensemble des participants, compris, réinterprétés ; et par le fait d’une relation épistolaire, s’esquisse la transmission de cet apprentissage, « rendu », mais à d’autres, extérieurs aux Rencontres de Mahdia.

 

Le défi de ce rituel particulier, tout entier consacré à la production de traces, d’une archive des Rencontres a été fort bien accueilli. Sept petits groupes se sont organisés autour d’animateurs volontaires et d’une même proposition de travail collectif (voir en annexe).

 

Une thématique différente donnait la tonalité de chaque journée et c’est ce qui a guidé l’atelier d’écriture :

  • S’inscrire dans une communauté d’apprentissage : en effet, la question se posait de comprendre comment, dans cette juxtaposition de 80 personnes, venues de tous les coins du globe, l’individu s’y prenait pour manifester son appartenance toute fraîche à ce groupe, dans ce lieu qui réfléchissait sur les apprentissages ? Parallèlement, que doit faire, que va faire la communauté pour que chaque « Je » puisse s’y inscrire, chaque porteur ou porteuse d’expérience ? La notion de communauté : utopie ou réalité ?
  • Le droit à la réussite était la problématique du deuxième jour. Le mot « réussite » aurait tendance à impliquer que chacun est comptable ou responsable de son propre échec ou de sa réussite, de manière individuelle. Y accoler la notion de « droit », renvoie à ce que fait la société et son école pour garantir l’accès pour tous à ce droit. Donc, quelle pédagogie et quels professionnels pour quelle réussite ?
  • Changer de regard et de pratiques, en matière de formation, de culture, de société. Trois jours pour adopter un autre point de vue, pour connaître des façons de faire nouvelles, pour se frotter aux idées des autres, c’est bien peu ! Et pourtant, les textes reproduits ici reflètent cette montée en puissance, cette volonté farouche de refermer les portes de Mahdia en emportant en soi (cœur et tête) la quintessence, la ‘substantifique moelle’ de ce que peut mettre en mouvement l’Éducation nouvelle.

 

Une certaine conception de l’écriture

– Écrire, ce n’est pas retranscrire, mais s’autoriser à (re)construire ce qu’on a vécu.

– Pour écrire, il faut commencer quelque part (n’importe où, ou presque, pourvu que l’on démarre). Ensuite on peut rectifier, compléter.

– Pour écrire, il faut des mots d’abord, les idées viennent ensuite.

– L’écriture en groupe n’est possible qu’à partir d’un minimum d’empathie pour les productions des autres. Est essentielle l’acceptation de suspendre son jugement sur ce qui est en train de s’écrire.

– Le but de chaque atelier est d’abord de se convaincre du « tous capables » !

 

L’écriture réflexive, comme toutes les autres, qu’elles soient poétiques ou narratives – n’est pas le fruit d’un don mais le résultat d’un vrai travail. Recherches collectives de mots, échanges autour de notions en tension, production de « je me souviens », premiers jets, ont à chaque fois été les tremplins vers un texte final, une « lettre à la personne de mon choix » qui reliait les participants à un extérieur réel et/ou fictif.

Mosaïque d’écrits, de destinataires, d’accroches. Ce sont autant de facettes, de tesselles qui font une œuvre collective, chacun restant maître de sa compréhension. Nous avons donc choisi de publier tous les textes. Ils sont organisés selon la logique d’un abécédaire qui se veut totalement subjectif. L’ensemble ne constitue ni une théorie, ni un récit exhaustif. Cependant, l’idée que l’Éducation nouvelle, pensée historique, a besoin de se constituer des archives de ce qui se passe réellement dans ses Rencontres a beaucoup joué dans la proposition de vivre tous ensemble ce défi d’écrire.

 

« Écrite, l’expérience est un capital », dit Guy Jobert, professeur en Sciences de l’Éducation à Genève.

OM & MN

 

 

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[1] Henri Wallon (1879 – 1962) est un philosophe, psychologue, neuropsychiatre, pédagogue et homme politique français. Il fut président du Groupe français d’Éducation nouvelle de 1946 à 1962.

[2] Marcel Mauss (1872 – 1950) est généralement considéré comme le fondateur de l’anthropologie française. Son œuvre majeure : « Essai sur le don » dans laquelle il aborde en particulier la notion de don / contre-don.

Ecrire et faire écrire à propos du travail : quelques manières d’aborder la formation d’adultes, entre éducation nouvelle et ergologie.

Odette et Michel Neumayer
Formateurs d’adultes, concepteurs d’ateliers d’écriture
Marseille, France

Ce texte, paru en Italie sur une site consacré aux questions du travail, n’est pas un panorama de la formation d’adultes en France. Il se veut simplement un témoignage, le récit un peu analysé d’une expérience singulière, dans les deux sens du terme :

  • singulière car portée par des sujets inscrits dans une histoire, un réseau de rencontres, du partage, du militantisme ; deux personnes tentées par l’autodidaxie et l’invention.
  • atypique, peut-être marginale, sans prétention à être un modèle mais simplement un exemple parmi d’autres de ce qui peut se faire en France actuellement[1] en matière de formation d’adultes.

Notre regard n’est ni sociologique, ni économique, ni historique. Nous souhaitons simplement, partager avec nos lecteurs italiens nos réflexions sur les enjeux de la formation d’adultes dans un pays d’Europe en privilégiant les aspects conceptuel, éthique et pédagogique. Dans le corps de notre texte, nous donnerons d’abord quelques informations sur notre propre parcours dans le monde des formateurs et de la formation puis expliciterons, à partir de trois exemples[2], les tenants et les aboutissants d’une manière de faire qui prend appui sur l’écriture à propos du travail et en fait un tremplin pour la réflexion. Cette approche nous semble actuellement peu explorée. Elle fait appel à des outils et des dispositifs issus des ateliers d’écriture et de création qu’elle tente de croiser avec des concepts venus de la philosophie et de l’ergologie.

En matière de formation, notre approche est clairement celle d’un travail qui vise l’émancipation, le croisement des savoirs, la co-construction et le changement social.

 

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes, à Marseille, en collège et en lycée professionnel, nous avons entamé notre parcours dans la formation d’adultes (la formation de formateurs) dans les années 1980. A ce moment-là, le ministre de l’Education nationale, Alain Savary[3], avait décidé de confier aux « militants pédagogiques »[4] la tâche de former leurs pairs dans le but de réduire l’échec scolaire massif et ségrégatif, en particulier au Collège qui accueillait les adolescents, toutes filières confondues. Nous avons répondu à cet appel.

Quelques années plus tard, les politiques éducatives ayant changé, nous avons quitté l’Education nationale et poursuivi notre travail dans un cadre associatif en répondant à des demandes de formation pour des personnels de Municipalités, d’organismes de formation liés au monde syndical, d’organismes parapublics en charge de jeunes en recherche d’emploi. Nous avons aussi travaillé en France et en Belgique avec des associations liées à la lutte contre l’illettrisme.

Parallèlement nous avons organisés nous-mêmes, et continuons de le faire, en Provence, dans le cadre du Groupe Français d’Education Nouvelle, de nombreux stages de pédagogie, ouverts à tous, en nous spécialisant dans les ateliers d’écriture créative et d’arts plastiques[5], mais aussi d’écriture à propos du travail.

 

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle (avec son mot d’ordre « Tous capables ») et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail, appelée aussi « ergologie »[6].

Elle part du constat que ceux qui s’investissent dans le travail au quotidien n’ont pas assez de temps pour parler de celui-ci et écrire à son propos autrement qu’en termes d’organisation. Le manque de mots et de concepts, la difficulté à poser de manière opératoire la question des valeurs, la complexité des questions liées à la mise en patrimoine et au partage de l’expérience, le déficit d’outils (notamment en matière d’écriture) pour solliciter l’imaginaire sont autant d’obstacles. Ils empêchent bien des formateurs de comprendre dans quels contextes ils évoluent, quel impact ils peuvent avoir sur le devenir des milieux professionnels, de quelles marges de manœuvre ils disposent pour les faire évoluer.

Ceci n’est pas sans effet sur l’offre de formation elle-même : la proposition faite aux jeunes en apprentissage, mais aussi aux adultes salariés ou non, devient techniciste et utilitariste. Elle s’enferme dans les « Référentiels nationaux » (en France ceux de l’Education nationale) et reproduit des méthodes anciennes qui pourtant ont fabriqué l’échec. Elle se soumet à la sanction presque exclusive des diplômes et épouse les arguments de l’idéologie dominante pour laquelle formation rime avec adaptation à l’emploi. Elle ne pose pas la question de la formation comme une affaire culturelle et anthropologique… quand l’enjeu serait au contraire de faire du travail une valeur humaine !

Penser, au sein même des collectifs de travail, dans les équipes, dans l’encadrement, chez les élus que le travail puisse construire des solidarités nouvelles, développer une intelligence collective à la hauteur des défis sociaux, éthiques, économiques, écologiques de notre temps, c’est la gageure, compte-tenu du contexte politique et philosophique dans lequel nous intervenons, tentant d’inventer, dans la mesure de nos moyens, des manières de faire différentes…

 

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone que se retrouvent et se croisent…

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone[7] que se retrouvent et se croisent fortement, dans les années 1970, l’Education Nouvelle et les recherches sur le travail.

La question du travail n’était pas absente auparavant des réflexions de l’Education Nouvelle. Les recherches et publications de Robert Gloton, résistant et inspecteur de l’Education nationale, l’engagement de la grande pédagogue Claude François-Unger aux côtés des orphelins de la Shoah en témoignent[8]. Ils avaient fait du « travail » le vecteur de leur action : le premier en inscrivant la question des apprentissages et de la transmission des savoirs dans l’horizon plus large d’une école restituant à la valeur « travail » sa dimension émancipatrice ; la seconde en proposant aux orphelins victimes de la barbarie nazie, dans leur chair et leur imaginaire familial, de renouer par le travail, avec l’Humain. Ils suivaient en cela les enseignements de pédagogues de tels que Makarenko et Korczak, de psychologues tels que Wallon.

Avec les travaux d’Ivar Oddone et de son équipe turinoise un tournant a été pris[9]. On s’intéressait désormais aussi à ce qui se passe du côté de l’opérateur, inscrit lui-même dans une « situation de travail »[10]. Le concept « d’activité » (mentale) devenait central.

 

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates.

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates et sur plusieurs plans. Nous avons été nombreux[11], dans le prolongement de ses écrits, à imaginer des dispositifs qui permettraient de « comprendre le travail pour le transformer » pour reprendre la formule de Jacques Duraffourg[12] et à les faire vivre dans des formations professionnelles, des stages militants, des rencontres.

Deux grands cas de figure se sont présentés : le monde du travail social, le monde enseignant. L’accueil fait à nos propositions de formation a été très différent d’un cas à l’autre.

Il nous a toujours semblé que, dans la formation des enseignants, le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

Dans le contexte de la formation d’enseignants, il s’est avéré très difficile de faire valoir le point de vue du travail car il entrait manifestement en conflit avec l’approche pédagogique classique. Il nous a toujours semblé que le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

En pédagogie, on envisage l’espace immatériel de « la classe » comme l’espace naturel. On s’interroge sur les relations entre le maître et l’élève, entre les élèves eux-mêmes aussi, autour des pratiques de savoir. Comment transmettre ? Comment apprendre ? Quel rôle jouent les échanges entre apprenants ? En quoi est-il intéressant de faire produire quelque chose aux apprenants pour asseoir leurs apprentissages et d’entrer dans une logique de projet ? Selon le point de vue adopté (méthode traditionnelle ou constructiviste ou naturelle ou autre) on privilégiera tel ou tel aspect et combattra tel autre, souvent sur le seul terrain idéologique. C’est certainement là une des hypothèses à envisager pour comprendre la difficulté à faire évoluer les débats sur l’enseignement dans nos pays et à penser le changement dans nos systèmes éducatifs.

Quand, à l’inverse, on envisage la notion de « situation de travail », on voit bien que l’espace n’est plus celui de « la classe » mais un espace plus complexe, plus difficile à circonscrire, dans lequel le macroscopique (l’Institution scolaire, elle-même située dans une société et une époque données) dialogue avec le microscopique (l’école, la classe, le quartier, les parents, les objets scolaires, les tâches, etc.). Ce dialogue est à concevoir de manière systémique, sans hiérarchisation entre éléments, en abordant les questions autrement, le regard tourné vers les liens, les feedbacks, les boucles.

 

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence[13], nous avons tenté de constituer ce « point de vue du travail » en pédagogie sur la base de la recherche d’un groupe bénévole, sachant qu’un tel projet était alors impossible à faire avaliser par les responsables institutionnels de la formation des enseignants dans notre région.

Notre démarche a été de mesurer en quoi des éléments du micro (les objets qui « disent le travail » à l’école ; le paquet de copies à corriger ; le dispositif pédagogique mis en place à l’occasion d’une leçon d’histoire ; le rapport au temps dans la semaine, le mois, le trimestre ; etc.) renvoient à des éléments macroscopiques, ou plutôt contiennent le macroscopique.

Le macroscopique n’est pas le cadre englobant, la scène sur laquelle le quotidien se déploie. Il n’est pas non plus le grand organisateur qui aurait pensé et prévu l’action du pédagogue au quotidien, qui l’aurait prescrite. Ce serait plutôt l’inverse. Le microscopique est travaillé par des éléments macroscopiques. L’opérateur – appelé ici « enseignant » – invente et gère son travail à partir d’un ensemble de facteurs qui relèvent d’un macroscopique plus ou moins large : l’état, la société, les familles, l’inspecteur, les collègues, le quartier, sa formation antérieure, etc. Il est sujet de son travail. Il veut être « sujet de ses normes », pour reprendre l’expression du philosophe Georges Canguilhem. Il s’engage en tant que personne dans la situation, à partir des mille et une microdécisions qu’il prend tout au long de la séquence de travail. Inversement, le macro n’existe que porté par le micro qui l’actualise, porté par des sujets. Le macro est en quelque sorte nourri du micro.

Dans cette formation expérimentale, menée en marge de l’institution scolaire, l’option a été que la clarification entre pairs, entre enseignants au sein d’un groupe, animé par des analystes du travail, peut et doit favoriser les prises de conscience et permettre à chaque opérateur de transformer son travail et son rapport au travail.

Une part importante est réservée à la mise en récits du travail et à la confrontation avec des concepts théoriques tels que travail prescrit / travail réel, situation de travail, variabilité, etc.

 

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques[14] que nous menons en parallèle avec notre travail de formation. Les ateliers d’écriture créative, pour les enfants d’abord, puis pour les adultes, se sont développés en France à partir des années 1960. Nous avons nous-mêmes conçu et animé de nombreux ateliers et stages de formation d’animateurs[15] à partir des années 70-80 autour de trois idées essentielles :

  • l’écriture n’est pas affaire de don mais de travail dans et avec la langue supposant recherche, projet, labeur, confrontation avec d’autres
  • écrire sert à penser autrement et non à s’exprimer : l’écriture est une école de réflexion et non un simple outil servant l’expression
  • écrire est plus facile en atelier, avec des consignes et des contraintes, lorsque les animateurs mettent en avant ce que l’Education Nouvelle appelle le « tous capables » et inventent pour cela des dispositifs facilitateurs.

Ces postulats valent aussi, par extension, pour l’écriture à propos du travail. Ecrire et faire écrire est une manière de poser autrement la question de la mémoire individuelle et collective du travail, celle de l’expérience, de sa formalisation, de sa transmission.

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de mener ce projet en Provence, en Suisse et en Belgique avec des agents municipaux peu coutumiers de la culture écrite, des formateurs de jeunes, des travailleurs en alphabétisation, des agents des Missions Locales en contact avec des publics demandeurs d’emploi, etc.

Si nous avons, à chaque fois, fait le choix de l’écriture, c’est que l’usage des mots ne va pas de soi et que, contrairement à ce qu’énonce Nicolas Boileau, « ce qui se conçoit bien… »[16] ne s’énonce pas clairement et les mots pour le dire viennent pas aisément.

L’exemple de l’atelier intitulé Autoportrait de nous au travail[17], que nous décrivons maintenant par le détail, peut nous éclairer.

 

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique ou trope proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire parfois dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[18] : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. […] « 

Voici donc notre consigne d’écriture : après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle, puis de constituer un réservoir de mots lié à cette métaphore et enfin de la développer (c’est à dire la « filer » le plus loin possible) en un texte dans lequel ils évoqueront leur travail.

La métaphore s’impose souvent comme une évidence ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. En filant la métaphore, comme il est suggéré par la consigne, la posture d’écriture ne peut être celle de l’introspection ou de la confession classiques. Soucieux de se conformer au contrat implicite du « dire vrai », les participants se trouvent devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques, les mots du réservoir de départ. L’écriture prend un air de défi, celui de la production d’un artefact dont l’intérêt et l’amusement tiennent justement au caractère systématique.

Parallèlement, le décalage, qui est le principe même de la métaphore, a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut maintenant tester et contester la pertinence explicative. Selon qu’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce d’un puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les gestes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus[19].

J’écris encore pour savoir ce que je pense

J’écris encore pour savoir ce que je pense, notait le poète Aragon au soir de sa vie. Pour que l’usage de la métaphore ne fasse pas tomber les participants dans la disproportion, le simplisme ou le systématisme, la consigne est donnée de se « démarquer de ses facilités, de ses fatalités, de prendre de la distance avec ce qui vient d’être écrit » afin de se positionner maintenant plus finement.

Chacun est donc convié à produire un nouveau texte, au choix : une réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel il affine sa position et fait part de ses découvertes. Il peut revenir sur ce qu’il a écrit, se dégager des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ». Il peut refuser tel ou tel ingrédient de la métaphore, désaturer son texte, nuancer, sortir du rail unique. Dans cette réécriture, le « je » de la métaphore et de la fiction dialogue avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité.

 

Dans la formation d’adultes exerçant dans le travail social on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail.

Contrairement à ce qui passe dans les formations institutionnelles destinées aux enseignants, on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail dans la formation des adultes exerçant d’autres métiers, dans le travail social. Nous l’avons par exemple vérifié avec des agents territoriaux en charge d’une « fonction d’accueil polyvalent » dans les Mairies, les Maisons de Quartier, les Points Information Jeunes (PIJ).

La demande institutionnelle était de favoriser un processus de professionnalisation, sans que ce terme soit bien défini. Nous l’avons entendu comme prise de conscience des compétences dont chacun se sent porteur à titre personnel et des compétences disponibles dans le milieu de travail.

Nos postulats de départ étaient que

  • tous les participants sont porteurs d’expérience en matière d’accueil
  • le renforcement de l’estime de soi est un élément important de professionnalisation pour des métiers peu reconnus par l’organisation du travail et peu valorisés au niveau des carrières et des salaires
  • la formation n’a pas à enseigner une méthode mais à permettre à chacun de mieux se situer et comprendre par quel travail réel il répond au travail prescrit d’accueil
  • la formation a pour objet de faire découvrir à chacun les richesses dont il est porteur et d’apprendre à démêler les dimensions humaines (l’accueil comme posture anthropologique) des dimensions professionnelles (l’accueil comme ensemble de gestes d’un professionnel capable de gérer les différentiels de savoirs entre le public et lui, de maintenir une distance nécessaire avec le public, au plan émotionnel notamment, de faire éventuellement élaborer un projet, etc.)
  • l’activité s’inscrit dans une situation de travail dont il s’agit de décrypter les éléments. La situation de travail est constituée de multiples instances avec lesquelles l’opérateur négocie sans cesse.

 

L’histoire de Sosie : l’exemple des « Agents relai d’accueil »

Ces prémisses étant dites et explicitées, entrons dans le détail d’une animation de l’atelier « Sosie »[20] mentionné en relation avec les travaux d’Ivar Oddone en début d’article.

Pour commencer, les participants sont invités à entrer dans une fiction génératrice d’écritures et de réflexion. « Imaginons que pour une raison donnée vous deviez vous absenter de votre travail pendant une dizaine de minutes (lundi prochain, par ex., en milieu de matinée) et envoyer Sosie à votre place… Dans une Lettre à Sosie vous lui précisez, sous forme « d’instructions » à respecter, ce qu’il doit faire pour vous remplacer sans que cela se voie ! Cette lettre doit contenir un maximum de détails pour lui faciliter la tâche ».

Chacun produit un premier texte. Ces textes sont lus en grand groupe, les autres membres de l’atelier ayant pour mission de cliquer sur tel ou tel passage : c’est-à-dire qu’ils invitent l’auteur du texte à reprendre telle ou telle expression qui intrigue, qui pose problème ou semble receler une piste intéressante pour comprendre les finesses du travail à exécuter. Un passage « parlant » dont l’auteur du texte ne semble pas avoir pris la mesure et qu’il a noté « en passant ».

Quand tous les textes ont été lus, chacun reprend tel ou tel passage qui, dans son texte, a fait l’objet d’un clic, et selon une logique hypertextuelle, produit un nouvel écrit, en lien avec l’écrit précédent, donnant lieu à précisions, développements, argumentations, mises en relation.

 

L’enjeu est ici de prendre conscience collectivement de la profondeur sans limite du travail réel

L’enjeu est d’abord de prendre conscience collectivement de la profondeur du travail réel et de donner ses lettres de noblesse à l’idée de « routines ». Chacun pense en effet que ce travail d’accueil est simple, répétitif, banal. Il n’en est rien et après la lecture des textes écrits, cette évidence se dessine peu à peu par la constitution d’une liste fort longue de tâches, de normes, de valeurs traduites en actes, qui constituent l’activité véritable[21].

C’est elle qui s’est sédimentée sous forme « d’expérience » et aucun récit ne saurait venir totalement à bout de cette complexité ! Le choix de passer par l’écriture en atelier a des effets intéressants : il ralentit le temps et fixe l’attention sur « les mots pour le dire ». Il valorise ce qui a été vécu et le fait entrer dans une bibliothèque de textes, une intertextualité, qui lui donnent sens. Par le jeu « des clics » il met en évidence que l’analyse de l’activité est inépuisable et le travail prescrit, celui qui, par le biais des fiches de poste et autres classifications, fixe la rémunération du travail, apparaît en comparaison scandaleusement sibyllin et technique.

L’activité mentale des opérateurs est revalorisée à leurs propres yeux. Ils apprennent à lire au positif ce qu’ils présentaient souvent d’abord comme aliénation de soi dans un rapport salarial mutilant. Ils prennent conscience de ce que Michel de Certeau appelle « l’intelligence rusée »[22], individuelle et collective.

 

La mise en tension de deux registres permet alors de complexifier encore le regard sur le travail

La mise en tension de deux registres : le « registre I », celui du programme et le « registre II » celui de l’activité permet alors de mieux comprendre en quoi le travail est un acte singulier ET social.

Cette distinction, proposée par Yves Schwartz[23] est essentielle : « Tout acte de travail est étroitement subordonné à la connaissance produite sous toutes ses formes en relation avec ce travail à réaliser et à l’expérience et l’histoire toujours singulières de ceux qui la réalisent […] Le registre 1 est donc défini comme l’axe des règles, des normes, du travail prescrit, des objectifs définis, des résultats escomptés, des critères de gestion, des données monétaires, des investissements matériels, du quantitatif ; c’est l’axe du langage codé, des organigrammes, des logiques ; bref, de tout ce qui est quantifié, normalisé, déjà mis en patrimoine […] Le registre 2 est celui de l’histoire, de l’usage, du travail réel, des aspects qualitatifs, de la subjectivité, des investissements immatériels […] l’axe de ce qui est en attente de formalisation » (p.247-248)

Dans le prolongement des récits, nous proposons la lecture d’extraits plus longs du livre d’Yves Schwartz : la distribution, dans ce cadre de stage, d’un texte théorique est un vrai défi tant sa lecture semble ardue au départ. Le texte se clarifie peu à peu par l’échange entre participants et par notre détermination à faire valoir le « tous capables » : « tous capables » de faire du sens dans un texte théorique, de réduire peu à peu l’inconnu, de recourir à des exemples, de croiser les points de vue, de confronter les interprétations, d’entrer dans l’intelligence d’une pensée donnée à lire dans un livre.

Puis nous produisons avec les participants un début d’inventaire de ce qui entre dans chacun des deux registres ainsi qu’un schéma de la situation de travail d’un agent « chargé d’accueil » : elle a pour objet de faire apparaître les liens entre les aspects personnels ou subjectifs et les aspects institutionnels. Elle permet d’identifier et de pondérer le rôle des divers partenaires en interaction avec la structure d’accueil : l’Etat avec ses missions, ses manières de mettre en place les politiques publiques, ses découpages administratifs, etc. ; les collectivités territoriales avec leurs projets, leurs moyens matériels, leurs choix politiques, en cohérence ou non avec l’Etat, etc. ; les financeurs (Caisse d’allocation familiale, Fonds européens, etc.) ; les autres partenaires (Bailleurs sociaux, écoles, Centres de formation, santé, etc.).

On discute alors pour comprendre les cohérences, identifier les nœuds de tension (souvent vécus sur le seul registre de la souffrance psychique), préciser les positionnements des employeurs de ces personnels d’accueil, apprendre à distinguer le rapport au travail du rapport à la tâche, du rapport à l’employeur.

Quant aux publics, premier objet de « souci » des personnels d’accueil, ils ne sont plus au centre mais un élément parmi d’autres dans un système. Ils ne sont ni prescripteurs, ce que pensent ceux qui, en début de formation, disent : « Nous devons avant tout répondre à la demande du public », même s’ils pèsent sur la manière dont le travail se réalise. Ni seulement bénéficiaires car ils sont aussi acteurs sociaux, électeurs, citoyens susceptibles d’agir sur la manière dont le travail social est pensé dans notre société. Ni objets, ni ignorants mais des sujets informés de bien des choses concernant leur situation de vie, bien des éléments que les personnels chargés d’accueil découvrent souvent avec eux.

 

 

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation formulent leurs demandes, leurs attentes, leurs espoirs elles le font en général de manière assez floue. Même quand les appels d’offre entrent dans les détails, déclinant objectifs, contenus, méthodes, évaluation, la manière dont les formateurs y répondent reste entourée de mystère.

Trois facteurs construisent, nous semble-t-il, une situation de formation.

  1. L’axe des savoirs : savoirs de métier, données techniques en évolution, recherche théorique et appliquée, sciences.
  2. L’axe de l’expérience des opérateurs : elle est reconnue ou non, sollicitée ou non, éventuellement formalisée ; elle est le fruit d’une histoire individuelle et sociale.
  3. L’axe des valeurs et des postulats éthiques : l’éducabilité, la communication et le partage, la co-construction des savoirs, l’émancipation.

 

La formation qui nous intéresse est celle qui pose comme essentiel pour les sociétés modernes le développement de ce troisième axe, cherchant sans relâche à inventer des dispositifs qui ajoutent de l’humain à l’humain. C’est celle qui affirme qu’il est urgent d’inventer des pratiques solidaires dans un monde qui ne l’est pas… encore.

 

Carnoux, le 20 juin 2008.

[1] Il s’agit d’une période qui débute vers 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en 2008

[2] Deux exemples dans le domaine de la formation d’enseignants / formateurs, un exemple dans celui du travail social.

[3] Alain Savary, né en 1918 à Alger et décédé en 1988 à Paris est un homme politique français, membre du Parti socialiste, et un ancien ministre de l’Éducation (1981-1984), créateur des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Membre de la Résistance dès juin 1940, il siège en 1944 à l’Assemblée consultative provisoire pour y représenter les Compagnons de la Libération. En 1956 il est secrétaire d’État, puis membre fondateur du Parti socialiste unifié. En 1969 il devient Premier secrétaire du Parti Socialiste et adopte la stratégie de l’union de la gauche. En 1981, il devient ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Il y fait voter une loi de réforme de l’enseignement supérieur à laquelle son nom reste attaché. Il est aussi chargé d’unifier l’enseignement secondaire et de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite école libre) et école publique. […] Désavoué par François Mitterrand, il remettra sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Mauroy en juillet 1984. (Source Wikipedia).

 

[4] On désigne par là des personnes membres de diverses associations d’Education populaire et d’Education nouvelle. Ces associations, qui se référent à Rousseau, Marx, Montessori, Freud, Makarenko, Wallon, Freinet et d’autres, réunissent, à l’occasion de stages, de rencontres nationales et internationales, aussi bien des enseignants, que des formateurs, des travailleurs sociaux, des parents. Elles publient de nombreux livres et revues croisant pédagogie et analyse politique et interviennent dans les débats autour de l’école, de l’éducation, de la pédagogie, etc. Pour la France, on consultera notamment les sites du Groupe Français d’Education nouvelle (http://www.gfen.asso.fr), du Centre d’entrainement aux méthodes d’éducation active (http://www.cemea.asso.fr/), de l’Association française pour la lecture (http://www.lecture.org), de la Pédagogie Freinet (http://www.icem-pedagogie-freinet.org), de la Pédagogie Institutionnelle (http://www.ceepi.org).

[5] Pour en savoir plus, on peut consulter le site www.ecriture-partagee.com

[6] « Créé au sein de l’UFR  » Civilisations et Humanités « , le Département  » Institut d’Ergologie  » a pour ambition, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement, de renouveler les modalités de transmission et d’élaboration des savoirs sur le travail et plus généralement sur l’ensemble des activités humaines. Issu d’un dispositif original, l’APST (Analyse pluridisciplinaire des situations de travail), le principe qui anime sa démarche est d’associer au sein du Département et de son réseau de collaborations nationales et internationales des universitaires de toutes origines disciplinaires et des acteurs de la vie économique et sociale de tous secteurs et de toutes qualifications. » Extraits de la page d’accueil du site www.ergologie.com/

[7] Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière – Vers une autre

psychologie du travail, paru en France en 1981 (Traduction d’Ivano et Marie-Laure Barsotti, préfacé par Yves Clot). Editions sociales. Première édition italienne : 1977.

[8] Robert Gloton, Le travail valeur humaine : une école pour nos enfants, Editions Casterman E3 1981. Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, Editions PUF « Pédagogie d’aujourd’hui », 1974 (2è éd. Remanié) 296 p. Pour une bibliographie plus détaillée, voir http://www.gfen.asso.fr/catalogue/ouvrages/themes/reperes.htm

[9] Les travaux d’Oddone faisaient par ailleurs écho aux avancées de « l’Ergonomie de langue française » autour d’Alain Wisner.

[10] Ces notions sont abondamment développées dans les travaux d’Yves Schwartz auprès de qui nous avons eu le bonheur de nous former dans le cadre du master d’ergologie appelé dans les année 90 « DESS d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail ». Ils sont aussi développés dans les travaux d’Yves Clot et d’autres membres des équipes du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris).

[11] On lira à ce sujet Du mythe de Sosie aux origines de la démarche Sosie (Odette et Michel Neumayer en collaboration avec Sylvie Chevillard), article paru dans la revue « Dialogue » N°125, Travail, s’en affranchir ou le libérer ? A commander sur le site www.gfen.asso.fr – L’article peut par ailleurs être téléchargé sur http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4. Il fait partie d’un dossier complet sur « le Sosie ».

[12] Comprendre le travail pour le modifier – La pratique de l’ergonomie. De F. Guérin, A. Laville, F. Daniellou, J. Duraffourg, A. Kerguelen – Editions de l’ANACT. Novembre 2007 – (Disponible chez www.eyrolles.com)

[13] Cette plaquette sera prochainement disponible en pdf sur notre site.

[14] Odette et Michel Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF éditeur, Paris 2008 (3ème édition) ; Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture, Editions Chronique sociale, Lyon, 2005.

[15] En Belgique notamment à la demande de l’association CGE (Changement pour l’égalité) organisatrice des Rencontres pédagogiques d’Eté (http://www.changement-egalite.be/spip.php?rubrique7)

[16] Cette phrase de Nicolas Boileau (1648 – 1704), un homme d’Église et prédicateur français (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément »), répété à l’envi dans l’école française empêche de considérer l’écriture comme activité pleine et entière et la soumet au diktat d’une pensée qui lui préexisterait.

[17] Texte écrit pour L’Egrenage n°7, bulletin du Groupe Romand d’Education Nouvelle, Genève, 2001 (www.education-nouvelle.ch)

[18] Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Col. Propositions, Paris 1985, p.13

[19] A titre d’exemple, S., enseignante genevoise, écrit dans un moment d’analyse réflexive : « De grands éclats de rire ponctuent les propositions des uns et des autres. Je ne pensais pas qu’il y ait autant de facettes dans le travail d’un enseignant ! La tâche se complique lorsqu’il s’agit de filer la métaphore choisie : les parallèles ne sont pas toujours immédiats ; je me creuse la tête pour trouver les mots justes, des mots inhabituels pour décrire des situations connues. La tentation est grande de glisser vers les « bons mots », d’écrire un joli texte avec une touche d’humour mais qui m’éloigne du but recherché… Pourtant, […] cette activité me permet de mettre en évidence des aspects, volontairement ou non, ignorés, négligés de mon travail. C’est en groupe restreint que nous prenons connaissance des textes de nos collègues, que nous les découvrons sous un nouvel éclairage. »

[20] On connaît les amours insatiables de Jupiter, les mille et une péripéties qui ont inspiré la verve de Plaute et celle de Molière ! Bien qu’on le cite souvent, on connaît moins les détails de l’histoire de Sosie, un être au destin curieux que Jupiter instrumentalisa pour arriver à ses fins ! L’histoire de ce personnage nous replonge dans un fameux quiproquo conjugal dans lequel plusieurs personnages se substituent les uns aux autres : la présence en un même lieu de personnages identiques entraîne une série de confusions et fait rire. […] Le même et l’autre, le double, le dédoublement, le trompe-l’œil sont des figures importantes de notre imaginaire occidental. Nous traitons par ce biais des questions qui renvoient à notre identité et notre singularité : peut-on reproduire un être humain ? Pourrait-on en « cloner » la complexité au point de tromper tout le monde ? L’apparence suffit-elle à faire l’homme et l’habit, le moine ? Quelle est alors sa « vérité » ? Lire la suite de ce texte dans… http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4

[21] Par « activité », concept central de l’analyse des situations de travail, on entendra la production de toute une série de décisions, gestions, anticipations, évaluations qui permettent la réalisation de la tâche. La tâche est visible, l’activité est largement inapparente. Aujourd’hui, dans le travail, ce qui est requis, c’est l’activité, ce qui est rémunéré, c’est la tâche. On voit bien le dilemme… le scandale, diront certains.

[22] Michel de Certeau, Les arts du faire, Collection 10*18.

[23] Yves Schwartz, Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique (Editions PUF, Le travail humain, Paris 1997).

« Aux marches du palais : l’atelier et après, que serait une « publication équitable » ? »

Cet article a été proposé lors des 20 ans du DU "Animateur d'atelier d'écriture"
Il est repris de  www.duecriture.canalblog.com

La revue Filigranes est accessible en ligne ici

 « La question de la publication en recueils ou en livres de textes issus d’ateliers d’écriture est souvent traitée comme une affaire en marge, » avais-je écrit aux organisateurs du colloque pour les  20 ans du Diplôme Universitaire de formation à l’animation d’ateliers d’écriture. Je précisais que « dans mon intervention, je souhaitais la considérer plutôt aux marches du palais, de l’atelier, dans son prolongement ».

Je voudrais ici témoigner d’une expérience de publication en revue sur support papier de textes d’ateliers. En envisager l’intérêt mais réfléchir surtout à quelles conditions la publication peut aider une écriture naissante à grandir, « être équitable [2] ».

Pour un écrivant, la sortie de l’atelier est un risque. Quitter un lieu plutôt protégé pour pénétrer, souvent sur la pointe des pieds, dans ce qui tient du rêve autant que du coup de dé, interroge. L’auteur lui-même certes : quel est son but ? Mais plus encore l’amont et l’aval.

Vers l’amont, cette sortie pousse à questionner l’atelier lui-même dans son fonctionnement, ses principes, ses enjeux. Y écrit-on pour se faire plaisir ? Pour la mémoire ? Pour penser peut-être autrement ? Pour, un jour qui sait, « devenir auteur » ? (Je reprends ici quelques postures fréquentes sans préjuger de tout le reste).

Vers l’aval, elle sonde l’édition, son projet, son économie, ses zones de culture et d’inculture. Qu’est-ce au juste « qu’écrire en atelier»pour un éditeur « normal » ?Un amusement ? L’antichambre de la « vraie » écriture qui serait forcément solitaire ? Une mode universitaire venue des Amériques ? Une manière de traiter la question sociale ?

Pour œuvrer moi-même depuis quelques années à la charnière de ces deux lieux, tour à tour concepteur d’ateliers[3] et éditeur[4], j’aimerais revenir sur l’expérience acquise.

 

Naissance d’une revue 

Mots clefs
voir et être vu – théorie et pratique –  individuel et collectif – tous capables

Quand, à quatre, nous avons imaginé et créé Filigranes nous partions d’une idée simple : les ateliers doivent se donner à voir. Tant sous forme de productions que de réflexions. De théories que de pratiques. Que c’était là une forme mutante de la littérature contemporaine – la pratique concrète et sa glose – un mixte au cœur de la modernité, nourri de sciences du langage, de philosophie, d’esthétique mais aussi des témoignages de créateurs, poètes, plasticiens, gens de théâtre, artisans de la langue, qu’ils soient contemporains ou non.

Nous ne mesurions pas alors en quoi cette intuition allait métamorphoser notre rapport aux ateliers et aux écrivants ; nos pratiques de lecture et d’écriture ; notre conception de ce qu’est ou peut-être un collectif ; notre engagement dans la création. Nous savions la part qu’y prendraient les partis-pris de l’Éducation nouvelle (le « tous capables », « tous chercheurs ») mais nous étions bien d’accord pour puiser à d’autre sources aussi.

 

Autour de ce qui nous réunit

Mots clefs
opacité – le centre et la marge – force et vulnérabilité – réseau

Nous avons très vite traduit en actes notre projet et les marches de l’atelier en ont pris un air de liberté, un parfum de printemps avec la floraison d’amitiés nouvelles, d’aventures et de projets.

Nous étions seuls au début, mais les liens se sont tissés. Entre écrivants de nos ateliers et nous ; entre personnes interviewées dans la rubrique consacrée aux questions de création appelée Cursives et nous ; avec des écrivants d’autres ateliers qui à l’occasion nous soumettaient leurs textes.

Pas n’importe quels liens. Des liens centrés sur le travail des mots, interrogeant la relation entre sujets à travers la langue. De ce point de vue, les apports d’Édouard Glissant revendiquant le « droit à l’opacité » furent salutaires. Qu’imaginer de plus riche au cœur de toute négociation de sens, au centre même de l’acte de lecture et de publication que l’attention au mal-entendu, la remise en question des certitudes (vrai / faux, juste / pas juste), le refus du jugement couperet (bon / pas bon, dans le thème / hors sujet). Des liens appuyés sur l’éthique, le souci [5] de l’autre.

Si tout atelier (qu’il soit d’écriture ou non) se doit d’être « un espace hors menace », comme le dit le pédagogue Philippe Meirieu, il importe qu’au moment de la publication on continue de protéger les textes et leurs auteurs. Mais de quelle nature imaginer cette « protection » afin qu’elle ne soit pas une béquille ? Des liens enracinés dans l’idée que publier est un acte politique et l’exercice d’une liberté. En publiant, on développe l’espace des relations entre les hommes [6], on y affirme des valeurs et on tente de les dimensionner par des actes.

Une revue est un espace tout petit, rien de plus qu’un réseau de personnes parfois même local, mais toujours assez grand pour ouvrir de nouveaux horizons à la pensée humaine qui, elle, est sans bornes.

Une revue est une micro-société et à ce titre une construction de règles, une culture.

 

Pour un lien savant 

Mots clefs
auto-socio – débat – complexité

Il apparut que ces liens étaient producteurs de savoirs nouveaux chaque fois que ce que les textes et les personnes portaient rencontrait notre propre vision de l’écriture et nos projets.

Les liens tissés au sein d’une revue font d’elle un atelier, un laboratoire chaque fois que ce qui est dit, écrit, alimente le débat avec les autres. Chaque fois que l’idée d’un partage critique est acceptée et que le groupe a conscience de participer à une construction savante dans laquelle le singulier alimente le collectif et réciproquement. L’Éducation nouvelle désigne cela du beau terme barbare « d’auto-socio-construction » !

Mais rien ne s’improvise en la matière. Tout cela se travaille.

 

Rendre un texte lisible ? … ou ce qu’une revue peut apporter en la matière lisible /

Mots clefs
illisible – alternance de statut – transmettre – normes – résistance –

Filigranes fête en 2014 ses trente ans d’existence. Trente ans au service des « hommes et des femmes du commun à l’ouvrage ». Trente ans de partis pris qui se formulent peu à peu et finissent par faire théorie, règles et normes.

Ce furent trente ans d’engagement dans la création au cours desquels nous avons réfléchi aux conditions à réunir pour que les écrits d’ateliers deviennent lisibles au-delà du moment de leur production. De notre point de vue en effet et sauf exception, ils ne le sont pas, sauf à rester dans l’espace de l’atelier !

Trente ans à lutter avec tendresse et affection contre le « moment narcissique » (« Voyez, ceci est mon texte ! ») qui enferme l’écrivant dans une vision solipsiste de l’écriture. Il existe des outils pour en sortir : la réécriture, la relecture intertextuelle, la problématisation, l’alternance des statuts, être tour à tour auteur et coéditeur de textes d’autrui.

Trente ans à nous interroger de manière plus théorique sur l’humain face à son désir, à son besoin de trace. Formaliser l’expérience ne va pas de soi. Cette question est pourtant au cœur de toute écriture qui ne cherche pas à « exprimer » mais à transmettre.

Trente ans à nous méfier de la supposée « qualité » d’un texte. Question vaine, du moins dans les formes où elle est d’ordinaire posée, c’est-à-dire comme « allant de soi » quand il s’agit en réalité d’un débat de normes, d’un possible conflit idéologique, de références culturelles non-partagées, d’habitus. Question en revanche intéressante dès qu’elle renvoie aux choix et projets d’un sujet, à la notion de résistance, au désir de continuité ou au contraire de rupture avec ce qui structure le champ de l’écriture à tel ou tel moment de son histoire.

 

La lecture d’un texte d’atelier, un cas très particulier consigne : travail réel,

Mots clefs
inventivité, adéquation, contrôle, originalité, écart, prouesse, labeur, visible vs invisible

Au quotidien, chacun lit en fonction de son rapport à l’écriture dans lequel sont cristallisés un héritage, des temps de formation, des valeurs, des habitudes. Ce rapport évolue au cours de la vie. Chaque lecture réellement nouvelle le transforme.

Dans l’atelier d’écriture, au moment même où la lecture a lieu, celle-ci est pilotée en plus par d’autres éléments encore : l’existence d’un dispositif, les consignes, une possible scénographie. Dans ce moment très particulier, tout texte est a priori lisible d’abord comme réponse à ce qui l’a déclenché.

Les uns le liront ou l’entendront avec comme grille son adéquation à la proposition des animateurs/trices, surtout si cette proposition comporte des contraintes formelles. D’autres seront en plus à l’écoute de l’originalité de la mise en œuvre, à l’écart, à l’astuce, au débordement. D’autres encore, surtout si cela est explicitement travaillé dans l’atelier, voudrons imaginer ou reconstituer ce qu’en analyse du travail on appelle « écart entre prescrit et réel », c’est-à-dire les ressorts de l’inventivité [7] !

C’est cette dernière posture, réflexive, complexe – attentive non pas à la tâche mais à l’activité mentale – qui nous intéresse tout particulièrement. En son centre, un point riche mais aveugle, le dialogue invisible entre animateur et écrivants.

Ce qui disparaît lorsque se disperse la communauté des écrivants, c’est la possibilité de croiser nos pensées en regard de la consigne et la manière dont nous avons tenté d’y répondre. C’est de ne plus connaître le bonheur de découvrir la manière dont l’autre a mis en œuvre cette même et unique consigne. C’est la possibilité de s’enrichir de ces différences. C’est le retour parlé sur expérience faite dans un même lieu, avec et contre l’expérience des autres (et non pas avec ou contre les personnes). Bref, c’est la socialisation propre à l’atelier qui est perdue.

Mais quand le travail éditorial est ouvert, « équitable » comme nous disions en introduction, une autre socialisation devient possible en particulier quand les écrivants rejoignent la revue. Cela, parfois, arrive. Ils découvrent alors comment accompagner les autres, leurs pairs, sur le chemin de la reconnaissance du travail d’écriture en cours. Ils prennent conscience de la complexité d’une tâche qui consiste à faire exister, faire grandir l’écriture d’un autre, sans intrusion, sans béquilles.

 

Seul ou pas seul ? Cahier des charges pour un travail éditorial

 

Mots clefs 
qualité – fidélité à l’auteur – soutien au travail en cours – subjectivité des choix – séminaires –  intergénérationnel  

Même en groupe, chacun écrit seul. Chacun rencontre à sa manière le symbolique, le code, les normes antécédentes… tout cela enfoui dans la langue. Chacun est déstabilisé par ce qu’il découvre sous sa plume ou son clavier. « J’écris encore pour savoir ce que je pense », dit le poète Aragon, au soir de sa vie.

Un bon atelier est par conséquent celui où tout écrivant se sent accueilli de manière non-jugeante, non intrusive et accompagné pour cette traversée, cette découverte intime.

Un bon travail d’éditeur est celui qui permet que cette traversée se prolonge au-delà du moment privilégié de l’atelier et que chacun prenne conscience que son écriture est vivante car en métamorphose avec et contre les métamorphoses des autres écrivants et ou auteurs.

De ce fait, très vite, notre intuition a été que chaque numéro de la revue porterait en exergue non pas des noms propres mais un intitulé, un titre. Autour de ces titres, fruits au départ d’un bricolage et d’intuitions diverses est peu à peu née une conception du numéro comme d’un tissage : à chaque fois, nous y croiserions du « thématique » et du « réflexif ».

Morceaux de rêves pris dans un coin (1985) – Histoire de papiers (2010) – Les Yeux quand ils s’ouvrent (1989) – Tapis de la mémoire (2010)  – À coller sur le frigo et ailleurs (1999) – Un Jour, un mur (1992) – Du rouge dans le paysage (2004) – Si rien de radical n’advient (2012).

Notre intuition était aussi que notre marque de fabrique serait de donner à lire la trace d’une recherche collective autour d’un objet, autour d’une question posée à l’écriture et à la création. Cela nous préservant de deux écueils majeurs : celui de l’anthologie d’une part, celui de la starisation du « poète » d’autre part.

L’Ombilic du texte (1987) – Mots de passe (1988) – Au pied de la lettre (1995) – Les Ciseaux d’Anastasie » (1996) – Ce sont armes ridicules (2003)

Et aussi que chaque intitulé serait comme une situation-problème : ni florilège, ni tableau d’honneur, mais sorte de dossier poétique, invitation à penser ensemble.

Intime / extime (2007) – Écrire la nuit (1996) – Presque l’infini (1992) – S’entendre avec l’ange (1996) – Et pourtant, elle chante (2002) – Vagants extravagants (2013) – D’une forme, l’autre (2011) – Sciences et fiction (2008)

Enfin, que chaque numéro oblige le lecteur à inventer, dans la foulée, sa propre lecture.

L’écriture du lecteur (1986) –Nouvelles bouteilles à la mer (2012) – Promesses, prémices (2010) – Le Don du texte (2004)

Très concrètement cela signifie que sur notre site nous donnons des « pistes » pour les numéros à venir. Elles sont volontairement ouvertes, énigmatiques de préférence, à « investir de sens » comme le sont les consignes de nos ateliers.

Quand nous recevons des textes de manière anonyme, en paquets, en recueils déjà ficelés nous renvoyons leurs auteurs aux pistes et leur demandons de soumettre un ou deux textes au maximum pour tel ou tel numéro précis.

Les textes sont lus par le collectif de la revue (une quinzaine de personnes) qui les choisit en fonction du thème annoncé avec le souci de varier les genres, les approches, les postures d’écriture et en étant très attentifs à ce qui semble incongru, hors-norme, hors-cadre.

Nous privilégions les « premiers textes » mais avons aussi le souci de suivre nos auteurs et de publier par la suite un deuxième, voire un troisième texte. Il s’agit donc d’abord d’accueillir dans de bonnes conditions puis de veiller à ce que la personne ait envier d’entrer dans le projet de la revue et de corseter son projet personnel de création.

Nous ne pesons pas les textes de l’extérieur au trébuchet de « qualité ». Les notions de qualité, d’intérêt, de sens se construisent en chacun de nous au contact, dans le frottement avec les autres. Un texte est donc retenu à partir du moment où un membre du comité de lecture en défend la possible publication, est prêt à « le porter », dans le débat à son sujet [8] avec les autres.

Dans chaque numéro paraît un édito [9] qui en déplie la problématique et a surtout pour fonction d’illustrer en quoi l’écriture, pour nous, est un travail et non un don ou une divine surprise. Un projet accessible à tous lequel suppose des outils, des rencontres, du temps, un murissement. [10]

Dans ce souci de donner à voir un travail commun intervient la publication d’un entretien dans chaque numéro[11]. En contre-point des textes poétiques, s’y expriment des personnes engagées dans un travail de création autre (musique, arts plastiques, photos, poterie, mais aussi traduction, édition, etc.). On y prend la mesure de questions et préoccupations qui traversent le champ de la création dans son ensemble.

Enfin, nous tenons trois séminaires par an pour écrire, programmer la suite, confronter nos choix, affiner notre engagement en regard du monde.

 

Mots clefs
Enjeux : utopie – humanité – trace – rapport à l’œuvre – engagement – inscription dans le temps – rapport au monde  

Cette liste assez longue de routines et de choix, nous l’avons fabriquée petit à petit, en souplesse. Rien de tout cela n’était prémédité.

En manière de conclusion, j’aimerais reprendre l’expression « Faire de l’écriture un bien partagé », sous-titre d’un des livres que nous avons écrits, Odette Neumayer et moi.

Filigranes est plurielle. Elle croise les écritures, les styles, les genres, les âges, les expériences, les langues, une plus ou moins grande proximité avec les Belles Lettres, la culture écrite.

J’y ajoute aujourd’hui que produire une théorie-pratique de l’écriture, le faire dans le partage et l’accueil est aussi un espace à investir. Non pas abstraitement mais en regard toujours de pratiques de création effectives, à faire connaître et reconnaître. Pour pouvoir les partager elles aussi.

Le pédagogue brésilien Paulo Freire, infatigable accompagnateur des « opprimés de la terre », affirmait qu’éduquer est avant tout idéologique. Écrire ensemble est une manière particulièrement riche de nous éduquer, de le faire ensemble… « au contact du monde » ajoutait Paulo Freire.

Tel est l’horizon qui s’ouvre, non en marge mais aux marches de l’atelier.

 

MN.  (Octobre 2014)

 

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« Naissance d’un numéro »

Françoise Salamand-Parker, « Naissance d’un numéro »,
Filigranes, n° 64, Une Date, forcément, avril 2006.

Je suis un petit texte
Tout petit mais je tiens sur mes jambes
Je peux marcher
Je voudrais aller m’accrocher sur une page de Filigranes
Mais mon papa me dit que je ne suis pas prêt
Tous les jours il m’habille
Me déshabille
Me rhabille avec d’autres couleurs
Il me brosse les cheveux
Prêt pas prêt
Enfin ouah ! un beau jour
Il m’envoie
A Filigranes
Je saute dans la boîte aux lettres
J’attends le facteur
Qu’il me prenne et qu’il m’emmène
J’atterris sur une table
On me met dans un dossier bleu
Ouah !
On est vachement nombreux
Dans cette turne
Je me fais des tas de copains
Nous les textes on se comprend à demi-mot

Un jour quelqu’un me prend dans ses mains
Ouah !
Quelqu’un me lit
Je bombe le torse
Je fais le beau
Mon papa serait fier
L’aventure commence on dirait
Un regard me lit
Me pousse sur une table avec mes copains textes
On me prend on me pose
Tous ces yeux sur moi
Jamais
Dans mes rêves les plus fous…
Je n’aurais imaginé ça
On me met un numéro sur le dos
C’est une course de chevaux ?
Je demande aux copains
Non aujourd’hui ils te changent de pile
Il y a ceux qui connaissent ce processus
Parce qu’ils ont déjà été sur la table
Plusieurs fois
Il y en a qui sont en dixième semaine
Ouah ! super !
J’ai été choisi
On me ramène dans la maison des livres
Près de la cheminée
Dans un dossier bleu
Je ne sais pas trop ce qui va advenir de moi
On me déshabille encore
Je vais encore changer d’habit
Le papier recyclé que mon papa avait choisi
Je vais entrer en mémoire
Informatisé, les copains, qui l’eût cru ?
Moi qui ai été écrit avec un crayon de papier
Mon nouveau père s’énervait
Quand ma nouvelle mère lui expliquait
Comment changer mes chaussettes
Je devenais cybernétique les potes
Je suis ressorti tout neuf
Avec des blancs comme de longues inspirations
En haut et en bas
Ensuite j’ai repassé un examen
Mais cette fois-ci au milieu des bouteilles de vin
On m’a marié avec un texte que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam
Mais plutôt sympa
C’est vrai qu’on allait bien ensemble
Après que tous les mariages ont été faits
Et sanctifiés
Les gens autour de la table ont bu un dernier verre
Ca y est, le montage est fait (…)
C’est alors qu’on m’a emmené chez l’imprimeur
On m’a passé dans une nouvelle machine
Un peu comme à l’hôpital
De scanner en radio

—-

1] Plusieurs sites : www.gfenprovence.fr ; www.cultiverlapaix.org ; www.lamue.org

[2] J’importe ici, dans le monde de l’édition, un concept inattendu, issu de l’économie, dans lequel les notions de relation juste et sur le long terme, de respect des droits et des personnes, de transparence, de souci de la démocratie, de préservation des savoirs, etc., sont centrales.

[3] O. & M. Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF, Paris, 2003.

[4] Filigranes, Revue d’écriture(s). www.ecriture-partagee.com, créée en 1984 par André Bellatorre, André Cas, Odette et Michel Neumayer, est née dans le sillage des ateliers de création du GFEN Provence.

[5] Je lis aujourd’hui les textes de Sandra Laugier. Dans Tous vulnérables – Le care, les animaux et l’environnement, Payot, Coll. « Petite bibliothèque », Paris, 2012) on lit ceci : « l’éthique du care – apporter une réponse concrète aux besoins des autres – a introduit de nouveaux enjeux dans le politique et la place de la vulnérabilité au cœur de la morale. Elle engage aussi de profondes modifications dans les domaines aujourd’hui cruciaux […] ». Et si tout cela se jouait justement et prioritairement dans la langue  et le rapport à la langue ?

[6] Définition que Hannah Arendt donne du « politique ».

[7] Le travail réel étant tout ce qu’un sujet mobilise en lui, tout ce qu’il est, met en œuvre pour réussir une tâche et qui n’est jamais dit tel quel dans l’organisation prescrite du travail.

[8] Une seule limite : que le texte ne porte pas atteinte aux droits humains. Mais c’est là une autre question, celle des valeurs et du rôle de la création en la matière.

[9] L’ensemble des éditos (1984-2012) est en lecture sur http://www.ecriture-partagee.com/09_archives-en-consultation/archives-accueil.html

[10] Une posture pourtant assumée par bien des animateurs mais qu’aucun recueil de textes d’ateliers n’explicite vraiment, souvent par timidité, parfois par excès de modestie, mais aussi ici et là par ignorance des questions théoriques ou refus de s’engager sur un terrain jugé trop politique.

[11] On les retrouve sur http://www.ecriture-partagee.com/02_Cursives/derniers_cursives.htm

 

  Écriture solitaire ? Non, partagée !

Odette et Michel Neumayer
GFEN Provence

 

L’écriture serait-elle par nature un fait solitaire qui ne se partage pas ? Nous avons fini par admettre sans plus nous questionner la vision romantique de l’écriture, avec l’image de l’écrivain retiré dans son antre, tout entier tourné vers lui-même et son œuvre.

Certes, « Faire de l’écriture un bien partagé », est une expression[1] forte, reprise ici et là, en France et ailleurs. Elle a l’air d’aller de soi, mais elle demande à être travaillée. Nous désirons montrer qu’elle peut se vivre au cours de toutes sortes de situations. À partir de quatre exemples, nous tenterons de mettre en lumière ce qu’elle signifie pour nous.

Écrire à deux ? Le débat de normes

Nous signons souvent nos textes à quatre mains. Dans ce cas, partager l’écriture signifie entrer dans une coopération où le maître mot est la confiance. Pas de doute, l’autre signataire sait (peut) écrire et le texte sera assumé à deux.

Ce principe étant posé, il y a échange d’idées, interviewes, à la suite de quoi l’un produit un début de texte, que l’autre lit, relance, reprend. De nouvelles idées germent. Les formulations sont rediscutées. Les rôles sont alternés. Les brouillons se succèdent à la main, sur ordinateur. Ils sont la matière vive sur laquelle s’opère le travail de réécriture et de co-élaboration.

Ce qui se passe est de l’ordre de l’intime. Certes le plaisir un peu jaloux de travailler à deux est là, il ne va pas de soi d’en dévoiler les arcanes, car l’affaire se joue dans les détails. Les choix sont presque indicibles, à la limite de l’insu. Pourquoi est-on soudain convaincu que c’est à tel endroit qu’il faut retravailler ? Quelle petite voix nous dit que tel passage est au point, tel autre encore non-fini ? Allez savoir !

On peut pointer deux phases. L’expansion, mais le texte est encore trop elliptique et désordonné ; la problématique demande à être dépliée. La réduction, on traque les redites, on ramasse les formules, on déplace des paragraphes, on reconstruit le plan à la recherche du plus accessible, du plus juste. C’est aussi le moment des vérifications orthographiques et grammaticales. Les citations sont-elles exactes ? Leur origine a-t-elle été contrôlée ? Le B-A-BA en somme !

En arrière plan, il y a toujours ce que les analystes du travail appellent un « débat de normes ». Débat souvent invisible dans lequel les représentations peuvent amener la controverse. A-t-on la même littérature de référence ? Reconnaît-on la pertinence du lexique utilisé par l’autre ? Où met-on le rythme, la respiration ? Quel est le statut de l’exemple ? Et le rapport au lecteur (le convaincre, le séduire, l’intriguer). Autant d’éléments par lesquels tout sujet écrivant imprime sa marque à ce qu’il écrit et qui, quand on est deux, provoquent des désaccords. Or, – c’est notre expérience et cela peut rassurer – quand il y a contestation, c’est qu’il y a une question souvent intéressante à creuser.

Écrire à deux suppose du temps et de la connivence, c’est pourquoi dans la littérature les exemples d’ouvrages coécrits sont plutôt rares. Partager, c’est d’abord s’élire : c’est possible « parce que c’était lui, parce que c’était moi » !

Les petits séminaires : la dimension du compagnonnage

Tout autre est la forme du « Petit séminaire » que nous avons mis sur pied dans le cadre de la Revue Filigranes que nous animons depuis 25 ans ! Une fois par an, nous nous réunissons à dix, quinze, pendant un week-end au cours duquel chacun travaille sur ses propres projets. Les uns ont un mémoire à faire ; les autres rédigent un texte de slam ou un article ; d’autres encore veulent ranger leurs photos et écrire à partir de ce rangement. Tout est possible, mais l’exigence indiscutable, c’est de travailler en silence et de participer aux mises en commun deux fois par jour. Celles-ci consistent en une lecture, fragmentaire ou totale de ce qui a été produit. Une discussion minimale peut éventuellement s’engager. On n’attend pas a priori d’aide, chacun travaille de son côté. Que partage-t-on alors ? Ce sont certainement l’ambiance de travail, toute entière tournée vers la production, le compagnonnage, l’atmosphère de recherche qui font la qualité de ces moments. Nous savons tous d’expérience que porter un projet d’écriture n’est pas chose facile et que le sentiment de solitude est un frein puissant. Dans les échanges oraux, on vise donc la relance, on garantit un soutien, on est curieux de voir comment les projets évoluent au cours du week-end. Accepter que des projets d’écriture très divers puissent se mener dans un même lieu, que tout projet recèle un trésor à découvrir – et que chacun va s’y employer à sa manière – est une expérience rare par les temps qui courent.

 

Faire un livre à plusieurs : à la recherche d’une écriture intégratrice

En coordonnant, avec Etiennette Vellas[2], un livre sur l’Éducation nouvelle[3], paru en juillet 2009, nous avons tenté le partage d’écriture dans un autre dispositif encore, fondé sur la collecte de textes produits à partir d’un même canevas, une série de cinq questions posées à 45 contributeurs. Les entretiens réalisés séparément, si possible entre contributeurs, chacun étant tour à tour intervieweur et interviewé, étaient ensuite retranscrits par leurs auteurs, réunis, rangés et augmentés de pages d’analyse portant sur les enjeux de ce travail de mise en patrimoine. S’est développée ainsi une image, toute en contrastes, des mille et une manières de s’engager dans l’Éducation nouvelle : selon les pays, les parcours biographiques, les lectures, les métiers, les rencontres. Une écriture collective est née : non pas au sens où tous auraient écrits de la même manière, mais à partir du constat que les textes sont en écho, et chaque texte puise son sens au sein du réseau qui l’accueille.

Chaque auteur a fait des choix dans la manière de comprendre les questions, de s’en emparer ou non, d’y répondre longuement, brièvement, avec ses mots, son rythme, ses normes d’écriture. Chacun a apporté sa pierre à un édifice commun et porte une facette de la totalité, sans forcément connaître les autres contributeurs. Les coordonnateurs eux-mêmes, qui ont pourtant organisé le plan, sollicité les textes d’analyses, proposé des relances à certains auteurs, ont aussi assuré leur part. Héritiers de pratiques culturelles des années 80 et des tentatives d’écriture à plusieurs, dans la fascination des TIC naissantes, nous poursuivons cette voie que ces technologies ont largement ouverte et rendent plus accessible.

 

Produire collectivement une revue : un partage de longue haleine

Le dernier exemple, celui qui nous tient particulièrement à cœur, c’est celui de la revue Filigranes[4], bien connue des aficionado des RPé (Rencontres Pédagogiques d’été, organisées par CGé.)

Ici, le défi est de vouloir assumer collectivement toute la chaîne de l’écriture et de l’édition : cela va du choix des problématiques pour les numéros à venir, à leur explicitation auprès des abonnés et des lecteurs du site. Cela implique l’organisation de « séminaires », ouverts à tous, mais aussi des temps de travail ultérieurs, solitaires, chez soi. Cela nécessite des réunions du collectif élargi (avec moments d’écriture, lectures, discussions), chacun se retrouvant face à ses mots, ses références, son expérience, ses projets. Puis, quelques mois plus tard, les textes proposés à la publication sont lus et choisis par un collectif de lecture. Celui-ci évalue au mieux comment utiliser la place disponible (56 pages maxi), et faire valoir une variété d’approches, de styles, d’entrées dans le thème commun. Ensuite, il y a des temps collectifs consacrés à la correction orthographique, au montage, au maquettage, sans parler des contacts avec l’imprimeur, ou de la future campagne d’abonnement sans laquelle le projet s’arrêterait.

On voit que le partage prend ici une autre dimension. Il inclut toutes les phases d’un processus à la fois imaginaire, mental, technique, économique.

 

Ce qui nous motive ? L’envie que la solidarité s’éprouve sur le terrain de la création aussi …

C’est au contact des autres que je m’augmente, que je découvre de nouvelles manières de penser, d’agir, de communiquer, de créer. C’est là affaire d’émancipation individuelle et collective, deux dimensions imbriquées. Chacun découvre pour soi que l’écriture, jusque-là confisquée, le touche aussi et qu’il y a droit. Chacun comprend que les inégalités d’accès à l’écriture sont des constructions sociales très anciennes et toujours actuelles. Au sein d’un collectif, chacun est mieux armé pour franchir les obstacles qu’il avait souvent dressés lui-même ou que la société avait dressés pour lui. De nouveaux horizons de création s’ouvrent, et… c’est même contagieux !

 

 

Carnoux-en-Provence, le 2/12/2009

 

 

[1]Pour en savoir plus, lire : « Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé », Odette et Michel Neumayer, Éditions ESF 2003, et 2008.

[2] Membre du Groupe Romand d’Éducation nouvelle (GREN) (www.gren-ch.org)

[3] « Relever les défis de l’Éducation nouvelle – 45 parcours d’avenir » Chronique sociale, 2009. Plus d’information sur ce livre, auquel ont participé plusieurs contributeurs du Groupe Belge d’Éducation nouvelle (GBEN), sur www.gfenprovence.fr, rubrique « Bibliothèque).

[4] « Filigranes, revue d’écritures, entend promouvoir les « hommes du commun à l’ouvrage » (Jean Dubuffet) et soutenir l’accès de tous au pouvoir d’écrire. Aventure collective engagée en 1984 et poursuivie depuis, la revue a pour objet d’ouvrir un espace de coopération où l’écriture puisse se mettre en travail et où lecture et publication deviennent démarche partagée (…) » annonce la 4ème de couverture. Pour en savoir plus sur la fabrication d’un numéro de la revue on peut consulter la page : www.ecriture-partagee.com/Fili/00_Cursives/curs_64.htm