Écriture et formation / Écrire en formation

Écriture et formation / Écrire en formation

Michel NEUMAYER Gfen Provence

C’est à force d’inventer puis animer de nombreux ateliers de formation en mi­ lieu professionnel comme sur le terrain des ate­liers d’écriture que je me suis interrogé sur ce champ de la formation des adultes largement tra­versé d’écritures­ lectures. Des annonces de stages aux formulaires d’inscriptions, de la formulation des attentes sollicitées ici et là par les formateurs aux évaluations mises en place, le rapport à l’écrit, le lire et écrire en formation semblent aller de soi. Je souhaite ici l’interroger.

De quelles lectures parle­-t­-on ? De quelles écritures s’agit­-il à tel ou tel ou tel moment du processus de formation ? Comment se déclinent-­elles ? Que pro­duisent elles dans l’esprit des « se formants » : soumission aux routines, conscientisations di­verses, nouvelles formes d’estime de soi ? À qui s’adressent­ elles : aux pairs ?

Si toute formation vise une transformation – pour aller vite « celle d’actes et des pensées » – en quoi le lire­écrire en formation y contribue-t­- il ? Comment y gagne­-t­-on en liberté et développe-­t­-on de la coopération ?

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@Écriture et formation

Opposant ? Adjuvant ? Du conflit comme trésor pour le pédagogue

Michel Neumayer[1]
Formateur et animateur d’ateliers d’écriture
Éducation nouvelle (gfenprovence.fr)

 

Nous avons tous, et cela depuis l’enfance, une expérience du conflit, voire une pratique du conflit souvent liées au sport, au jeu, à nos lectures d’enfant, à l’observation du monde animal, à la vie ordinaire. Ainsi avons-nous construit dès le plus jeune âge un « rapport au conflit » qui nous habite en tant qu’adultes. Le cinéma est révélateur de ce point de vue : il y a ceux qui aiment la bagarre façon cow-boy ou les joutes oratoires à la manière de quelques fameux films de procès[2]; quand d’autres préfèrent les road-movie poétiques ou les documentaires géographiques.

Ce rapport personnel, voire intime au conflit, il nous faut le réinterroger si nous voulons être professionnels en particulier de l’éducation et de la formation.

Je voudrais donner ici quelques pistes pour peut-être mieux « gérer » des conflits qui apparaissent entre apprenants, pour les apaiser (car il le faut) mais surtout d’en tirer profit. J’entends par là qu’il s’agit, quand ils surviennent de les déplacer afin de les rendre féconds au cœur des apprentissages[3]. Mon hypothèse est en effet que la dimension du conflit fait partie intégrante de la scène de la formation, quel que soit le public. Mais il y a conflit et conflit. Savoir les distinguer, les retenir, les provoquer aussi est essentiel pour tout formateur.

 

Distinguer les conflits

Un premier niveau : le conflit de personnes.

On ne s’apprécie pas pour telle ou telle raison (« tu me rappelles ta mère qui toujours me disait… » ou « mon voisin qui n’arrêtait pas …. » C’est certainement le plus difficile à juguler car il consiste de la part des acteurs à importer dans la scène principale, celle de la formation, un hors-scène d’affects venus tantôt de la rue, de la famille, du quotidien ordinaire, sur lequel le formateur a bien peu de pouvoir.

 

Un second : les conflits liés à la tâche, au travail.[4]

Les observer et les faire expliciter le moment venu est essentiel. « Je ne suis pas d’accord sur SA manière à LUI / ELLE de faire ceci ou cela… » entend-on souvent en marge d’un travail de groupe. Ces remarques, proférées tantôt lèvres serrées, tantôt comme un coup de tonnerre dans le ciel serein (?) des apprentissages, sont en réalité ce que les ergologues[5] appellent des conflit de normes. « Tout homme veut être sujet de ses normes » dit à juste titre le médecin philosophe Georges Canguilhem[6] qui a inspiré l’ergologie, ces recherches qui portent sur le travail humain et sa mise en mots. Cette citation renvoie au constat que le désir de norme (i.e. « ma façon à moi de faire ceci ou cela ») est le propre de tout être humain.

  1. Nous tenons tous à vivre selon nos normes. C’est même l’une des définitions du bonheur selon les Anciens et dans leur sillage, celle du philosophe contemporain Robert Misrahi[7] : « un sujet pose des fins, qui ont un sens pour lui et qui constituent à ses yeux des buts désirables, c’est-à-dire des valeurs » ;
  2. Les affirmer est donc une question de dignité, d’estime de soi revendiquée : il s’agit « d’être sujet » et non « objet pris dans le filet des normes d’autrui ». Comment, en tant que formateur en alphabétisation ne pas entendre cette revendication !
  3. Dans un premier temps, cela peut bloquer le travail et être contre-productif pour les apprentissages. Il faut donc le traiter mais certainement pas sur le champ. Robert Misrahi parle de « conversion du désir par la réflexion ». De quelle nature serait-elle ? Elle doit prioritairement se faire chez le formateur : le sentiment de gène que provoque le conflit de norme doit céder la place dans son esprit à une vision plus dialectique et positive de ce qui se passe. Un débat traverse en effet le monde de l’ergologie. Deux thèses s’affrontent sans pour autant s’annuler : a) les normes sont imposées aux sujets de l’extérieur par la situation de travail et les conditions dans lesquelles celui-ci s’effectue ; b) ce sont les sujets qui, à titre individuel et plus encore collectif, produisent de nouvelles normes en débordement, infraction, conflit avec les normes antécédentes. (Qui n’a pu observer, dans une salle des maîtres par ex., comment certains collectifs d’enseignants « s’autonomisent » parfois au point « d’oublier » que la sonnette a retenti et qu’il s’agit d’aller récupérer les enfants dans la cour !)
  4. Les deux dimensions (normes imposées, normes produites par les collectifs) coexistent pareillement dans une salle de formation. Les traiter par une réflexion collective, un temps de conseil, est un premier pas vers une conscientisation qui ne gomme pas le conflit mais en fait un objet de travail, quelque chose à explorer ensemble. C’est là un point fécond pour un processus d’autonomisation des personnes au sein d’un groupe de formation. La question serait alors par ex. : comment voulons-nous travailler ensemble ? Quelles sont les formes les plus adaptées à notre groupe, à notre objet (apprendre, créer, communiquer, nous divertir, etc.).

 

 

Un troisième niveau : le conflit de conceptions ou de représentations.

Il n’y a pas de formation paisible, disons-nous dans l’Éducation nouvelle[8]. Tout apprentissage est toujours tout à la fois un abandon et une conquête. Se former, c’est accepter de se défaire de représentations et conceptions anciennes. On résiste, on ne veut pas se déjuger, car « c’était nous avant » et cela souvent dans le regard des autres. Mais se former, c’est aussi accepter de naviguer vers de nouvelles compréhensions. Ce passage de l’ancien au nouveau est périlleux. Il angoisse et appelle a minima un ou plusieurs types d’accompagnement : certains seront interpersonnels, d’autres plus formalisés et centrés sur les fonctionnements.

Le premier accompagnement, de nature psychologique, est souvent négligé (nous ne sommes pas psychologues cliniciens) et pourtant il est indispensable à notre professionnalité : nous ne savons jamais vraiment, en tant que formateur, sur quelles bases l’engager, puis le prolonger dans la durée. Face au mal-être de l’autre, face à une possible souffrance psychique, il s’agit pour nous formateurs de rester vigilants et de nous prémunir de différents écueils : celui d’endosser le rôle du donneur/donneuse de leçon mais tout autant que de nous mettre dans la peau du « grand frère » ou « la grande sœur qui console ». C’est affaire de tact. S’il nous faut, ici et là y sacrifier malgré tout, sous peine de rendre impossible toute évolution future de la personne touchée, c’est souvent dans l’urgence et sans grande réflexivité que nous y consentons. Or dans ces moments-là, ce ne sont pas les apprenants qui sont un première ligne mais nous-mêmes, formateurs qui avons à nous interroger. La question est : qui suis-je à cet instant-là et qui ai-je envie d’être ? Quel rôle ai-je envie de jouer en regard de ce qui est mon cœur de métier, la formation ? Pourquoi telle attitude, telle remarque d’un apprenant me touchent-elles, parfois au-delà du raisonnable ? Font-elles écho à ma propre vie, ma propre identité ? En suis-je conscient ?

Ceux qui travaillent dans les « trois métiers impossibles »[9] qui selon Freud seraient l’éducation, le soin, la politique savent le besoin de supervision et de groupes d’échanges de pratiques dans ce domaine où le désir, l’inconscient, le transfert se heurtent à la Loi et, partant, à sa forme séculière, les règlementations. Mais nos institutions, en sont-elles vraiment conscientes ?

Le second registre est la mise en place d’un accompagnement formalisé : ce sont les temps d’analyse réflexive, les « conseils de classe ou de groupe », bien connus de la pédagogie institutionnelle mais aussi toutes les pédagogies inspirées de Paulo Freire au premier rang desquelles les multiples pratiques développées par Lire et Écrire.[10]

 

 

Susciter le conflit socio-cognitif

Je voudrais avant de conclure donner l’exemple de quelques dispositifs spécifiques inspirés de l’Éducation nouvelle qui ont pour trait saillant, non d’enregistrer le conflit en le gérant plus ou moins bien, mais au contraire de le susciter. On parle alors de mise en place d’un conflit socio-cognitif, c’est-à-dire d’une dispute[11], d’un dissensus provoqués par le formateur autour de représentations[12], de conceptions et points de vue choisis en raison de leur divergence.

 

Le travail de groupes avec production d’affiches et mise en commun.

Il relève du conflit socio-cognitif à partir du moment où les affiches sont assez détaillées pour rendre compte non seulement de la progression de la réflexion commune au sein du petit groupe mais aussi, au-delà lorsqu’elles relèvent (c’est un travail d’écoute dans le groupe) et révèlent, donc formulent (c’est un travail autour du langage) ce qui a fait débat.

Non sans difficulté, faire une affiche, cela s’apprend ! Les écueils sont divers : la tentation du résumé (« trois ou quatre mots, abstraits de préférence et rien que cela ») ; l’obsession du brouillon (« on discute, vous verrez, on mettra tout au propre ensuite ») ; la prise de pouvoir sur le marker (« celui qui note fait ses choix et ne prend que modérément en compte les autres points de vue) ; le désintérêt du groupe uniquement centré sur sa discussion interne (« on délègue la prise de note à l’expert et le groupe consent à une affiche pour faire plaisir au formateur ») ; une mise en commun bâclée (il faut lui consacrer du temps) ; la peur du formateur d’intervenir pour souligner telle ou telle chose, non dans l’idée de trier le bon grain de l’ivraie mais pour faire mémoire et renvoyer certains éléments à plus tard dans une nouvelle phase du travail qui peut-être permettra des dépassements d’obstacles.

 

L’atelier colloque. Il consiste à monter un colloque fictif que tous les apprenants vont préparer en ensemble.

  1. On commence en général par une réflexion autour d’une question, un échauffement qui a pour but de sensibiliser les participants à la question et qui doit soulever diverses interrogations mais sans chercher à y répondre.
  2. On installe ensuite une séquence de prise d’informations : lecture de textes, visionnement de vidéo, écoute de témoignages sonores, découvertes de photos, etc., dans le prolongement du questionnement préalable. Le travail d’appropriation se fait en sous-groupes autour, chaque fois, d’un document particulier.

 

Ex 1: Stage de travailleurs sociaux sur les discriminations ethno-raciale dans l’accompagnement de bénéficiaires vers l’emploi. Après une première séquence de collecte de témoignages avec les participants et un constat que « l’interculturel, on le sent bien mais on n’y comprend si peu de choses », mise en place d’une bibliothèque de travail où voisinent des vidéos d’ATD-Quart monde sur les familles et leur rapport à l’école, des textes de sociologues (Choukri Benayed sur le devenir scolaire des enfants issus de l’immigration ; Fabrice Truong sur les lycéennes issues de quartier « défavorisés » qui accèdent aux écoles d’élite de la République française), un lexique (Fabrice Dhume et iscra.org avec l’explicitation de notions telles que discrimination, ethnicisation, essentialisation,etc.), des témoignages (l’ethnologue et psy militant tiers-mondiste Frantz Fanon – l’écrivain congolais Ngugi Wa Thiongo qui s’exprime sur son écriture en langue dominée – la cinéaste Yasmina Benguigui sur « le plafond de verre »), des textes d’historien (Benjamin Stora sur la mémoire de la guerre d’Algérie), etc.    

 

Ex 2: Stage création au GFEN Provence autour du « visible et de l’invisible » : après un temps d’ateliers d’écriture et arts plastiques, mise en place d’une séquence de lecture avec des textes de plasticiens (« lire une œuvre »), de physiciens (le visible et l’invisible à l’ère des microscopes électroniques), de biologistes (autour de l’imagerie médicale), de syndicalistes enseignants (le visible et l’invisible du travail), de philosophe (« qu’est-ce que la phénoménologie ? »), etc.    

 

  1. c) Chaque texte ou document, lu et discuté en sous-groupe, est ensuite porté dans « un colloque d’expert » ou sur « un plateau télévisé ». C’est un jeu de rôle, donc une théâtralisation. Différents points de vue, différentes expériences vont s’y exprimer et se confronter. De fait, chaque document est « incarné » par un participant qui, à la suite de la discussion de sous-groupe, va d’endosser le point de vue de l’auteur dont on découvrira ensemble la pensée au fil du colloque. Il ne s’agira pas de dire ce qu’on a compris ou pas mais jouer son rôle, de porter sa pensée à lui, que l’on soit d’accord avec elle ou pas.

Un modérateur est désigné (au choix : le formateur, un participant). Il distribue la parole mais surtout met en évidence la variété des points de vue sur une même question, fait débattre les intervenants entre eux, souligne les complémentarités et pointe d’éventuelles contradictions.

On termine le colloque par une analyse réflexive qui porte sur les découvertes faites, les bonheurs et difficultés qu’on a eus à porter le point de vue d’un autre. On problématise, c’est-à-dire

qu’on inventorie les facettes de la question de départ, leurs liens, leurs limites.

En faisant du savoir un débat – une dispute à la manière des théologiens d’autre fois – et non une leçon ou un cours, on pratique ce qui en pédagogie s’appelle auto-socio-construction du savoir. Ce processus se termine par un retour personnel (oral, écrit) sur ce que chacun a appris de la complexité de la question initiale. C’st le moment le plus important : celui de l’intériorisation et de la conscientisation.

 

Il me semble, en prenant du recul, que le plus important avec les apprenants reste de mettre en évidence sur le terrain des valeurs et de la dignité que

  1. toute parole est incarnée, toujours portée par un sujet. Donc celle des apprenants aussi !
  2. qu’aucun savoir n’est un objet mort mais toujours sujet et matière à débat. Il faut donc qu’ils s’en mêlent eux-aussi !
  3. qu’assumer sa parole, y croire, la porter (pôle individuel) et prendre en considération tous les savoirs humains, tout ce qui se construit à partir de l’expérience des hommes (pôle du collectif) vont de pair.

On objectera que les obstacles à la réalisation de tels colloques sont nombreux[13] : maîtrise plus ou moins grande du lire-écrire, absence d’informations et de connaissance sur telle ou telle questions, timidité, etc. On prendra donc soin de varier les supports (diaporamas, films et sons déjà cités, textes courts mais non réécrits, interviews, etc.). L’important reste de donner des documents de première main, de ne rien synthétiser préalablement et de travailler sur la méthodologie c’est-à-dire sur les mille et une manières d’apprivoiser des documents qui peuvent sembler compliqués et peut-être fort éloignés du vécu de chacun.

 

 

Deux variantes : la commission d’enquête[14], le « procès »

Pour la première, je renvoie le lecteur au récit d’un atelier d’histoire « Que s’est-il passé le 6 février 1934 », inspiré des travaux de Michel Huber (GFEN Dijon)

J’évoquerai pour finir un atelier de philo[15] que j’ai vécu récemment et qui semble totalement répondre à l’objectif de faire du débat, voire de la dispute le support d’une construction de savoirs.

Il s’agissait de se replonger dans l’aventure qu’a connue le plasticien d’origine roumaine Constantin Brâncuși. Celui-ci, au moment de faire passer aux USA la célèbre sculpture L’oiseau[16], s’est vu taxé par le fisc étatsuniens au motif que l’objet lui semblait de nature artisanale voire commerciale. Brancusi pour sa part le considérait comme œuvre d’art, donc non soumise à taxe.

Un procès s’en est suivi « Brancusi contre Etats-Unis » dont nous ne saurions rien avant la fin de l’atelier mais que nous allions malgré tout jouer. En effet, la question de fond était de savoir « qu’est-ce qu’une œuvre d’art » et à ce propos les définitions sont variées. Selon qu’on est le fisc américain, un galeriste new-yorkais, un expert anglais auprès des grands musés de prestige de Londres et de Paris, les avis changent (ce sont quelques uns des rôles que les différents groupes jouaient). Si pour le premier, l’objet ne représente rien (il est en effet plutôt long et ne ressemble guère à un oiseau), pour les seconds, il est une œuvre moderne au sens où le figuratif est passé de mode : « l’abstraction fait fureur, donc fait vendre ! » Quant aux grands musées, considèrent-ils que Brancusi est à dans la lignée des Praxitèle, Michel-Ange ou Rodin… peut-être pas. Brancusi lui-même dit de son oiseau que ce n’est « pas tant l’oiseau que l’envol » qu’il cherchait alors à traduire.

Peu importe le déroulement réel du procès et le verdict final[17], l’intérêt de cette fiction de procès est faire travailler les groupes à mettre en évidence différents arguments, différentes conceptions de ce qu’est une œuvre d’art : cela va de l’argument « d’utilité » (ou non) à son caractère « figuratif » (ou non), au fait qu’il soit conçu par un artiste ou fabriqué par un artisan, etc. La mis en commun des groupes questionne d’abord les représentations des apprenants eux-mêmes et mais surtout les met en contacts avec des faits, des conceptions, une polémique historiquement avérés.

Comme pour les « colloques », une telle pédagogie du « procès » ne s’improvise pas. Elle demande un temps de préparation (des enquêtes, des lectures, et autres travaux). Elle doit être légitimée car elle met à mal les conceptions pédagogiques ordinaires aussi bien des apprenants que des collègues. Elle doit être analysée. Mais l’idée de faire construire un savoir à travers la mise en scène d’un conflit, cette rupture mentale et épistémologique reste essentielle !

 

 

Le mot de la fin

En pédagogie, le conflit est, comme dans le conte merveilleux, tout autant adjuvant qu’opposant. Si nous sommes quelques uns à y croire, à le mettre en scène, à le promouvoir, c’est que nous avons confiance dans l’être humain (« le tous capables »), que nous croyons que la complexité donne de la saveur aux savoirs, et que « s’hominiser » c’est apprendre à dialectiser : sortir du « non, par principe », aller vers le « oui, mais » et aussi le « oui, et… » et encore « oui, donc ».

Cette utopie pédagogique[18] que nous cherchons à étayer depuis longtemps dans les faits comme dans les analyses, porte ici et là le nom de « culture de paix ». Instiller dans l’esprit des femmes et des hommes que la guerre n’est jamais une solution, mais que le conflit – un conflit mené dans la dignité – peut l’être, doit nous questionner quant aux buts à nos yeux de toute pédagogie.

Pour ma part, apprendre à apprendre avec et contre l’autre, mettre des mots sur nos légitimes divergences, construire nos singularités dans le prisme des collectifs, respecter notre parole et notre pensée, celles de chacun, celles de tous, en sont.

[1] Lire dans un registre proche : 15 ateliers pour une culture de paix, Odette et Michel Neumayer (Chronique sociale) 2010

[2] http://www.vodkaster.com/listes-de-films/les-films-de-proces/949452, liste à laquelle j’ajoute la Controverse de Valladolid (https://fr.wikipedia.org/wiki/Controverse_de_Valladolid) que tout formateur alpha devrait connaître et faire connaître à ses apprenants.

[3] Je fais référence aux analyses de Maria-Alice Medioni dans ce même numéro.

[4] Je ne traite pas ici l’autre sens de ce terme : le conflit employeur / employés.

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ergologie

[6] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF. Thèse de médecine, à la lecture ardue. De nombreux autres documents sont accessibles sur l’Internet à propos de la notion de « normativité des sujets ». Par ex. Jean-Yves Rochex, Elisabeth Bautier, Normes et normativité en sociologie de l’éducation (http://www.multitudes.net/Normes-et-normativite-en/)

[7] Robert Misrahi, Le bonheur, Éditions Cécile Defaut (2011) p.73 et p.79.

[8] Rappelons ici quelques éléments du texte d’orientation du GFEN : « Le Groupe Français d’Éducation Nouvelle agit pour transformer des potentialités en capacités à inventer, chercher, créer, parce que les savoirs et les cultures ne sont pas des produits finis et indiscutables. Cela se construit dans le débat nécessairement contradictoire, s’opère dans l’exercice d’une pensée critique et agissante. »

[9] Gouverner, soigner, éduquer. Lire à ce sujet Mireille Cifali, « Métier « impossible » ? Une boutade inépuisable », revue Le Portique, 4/1999. (https://leportique.revues.org/271)

[10] Sylvie-Anne, pourrais-tu compléter la liste et en indiquer quelques unes : je pense à « Le juste et l’injuste », « Reflekt action », « Les groupes mixtes » par ex. ?

[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Disputatio

[12] Je fais une fois encore référence aux analyses de Maria-Alice Medioni dans ce même numéro.

[13] Odette Neumayer et moi-même avons à plusieurs occasions eu la chance d’animer de tels ateliers avec des apprenants et notamment dans des groupes mixtes qui réunissaient en nombres égaux apprenants/formateurs. À chaque fois, le principe reste le même, les partis pris sont clairs (« Le tous capables »), les docs sont authentiques, mais le dispositif d’appropriation des documents mérite une grande attention.

[14] http://www.lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/ja192_p043_neumayer.pdf). Cet atelier est raconté dans le cadre d’une intervention faite en UP autour du thème « Alpha et démocratie ».

[15] gfenprovence.fr et Secteur philo du GFEN (http://www.gfen.asso.fr/fr/les_activites_du_secteur_philosophie)

[16] L’Internet regorge de détails au sujet du procès. https://fr.wikipedia.org/wiki/Oiseau_dans_l%27espace et https://www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/l-oiseau-dans-l-espace-1923-de-brancusi et encore http://hugues-absil.com/wordpress/1927-proces-de-brancusi-contre-les-etats-unis/

[17] Nous ne le découvrirons qu’à la fin de l’atelier. Les juges américains diront finalement : « L’objet considéré (…) est symétrique et beau dans sa forme, et bien que l’on puisse avoir quelque difficulté à l’associer à un oiseau, il est néanmoins plaisant et très ornemental et, comme nous tenons la preuve que c’est la production originale d’un sculpteur professionnel et que c’est en fait une sculpture et une œuvre d’art selon les autorités auxquelles nous avons référé ci-avant, nous soutenons la réclamation et trouvons qu’il a le droit d’entrer sans payer de droits. »

 

[18] Lire  » Le manifeste « Éducation-Égalité-Émancipation – Nos utopies pour aujourd’hui » (GFEN & GREN) – http://lelien2.org/urgent-signez-manifeste-education-egalite-emancipation-nos-utopies-aujourdhui/

Autoportrait de nous au travail : Écrire en milieu professionnel

(Cet article était destiné à la revue Sensibles, Musée de la photo Nord Pas de Calais.)

Un autoportrait écrit et collectif est-il possible en milieu professionnel ? A-t-on la même perception de soi et du monde, dit-on la même chose, selon que l’on écrit seul ou dans le cadre d’un atelier collectif, en présence de personnes qui partagent le même lieu de travail, la même activité ? Comment dans ce cadre d’écriture partagée affirmer sa singularité de sujet travaillant, dire ses appartenances et jusqu’à quel point ? Ne pas être consensuel et faire place aussi à ce qui fait débat dans l’entreprise ou entre les personnes ? Autant de questions que se sont posé tous ceux qui, un jour, ont participé à un atelier dans lequel on a croisé le regard sur le travail et l’apport créatif des ateliers d’écriture de poésie et de fiction.

Et du côté de l’animation ? Installer l’écriture au centre des préoccupations ; prendre appui sur les dynamiques engendrées par le fait de produire ensemble, pour aller au-delà du déjà-dit ; préserver l’écriture de l’instrumentalisation qui la menace au nom du « vouloir-tout-dire-tout-de-suite » ; ménager des passerelles entre spontanéité de l’expression et réflexion à propos de ce qu’écrire signifie et en quoi écrire permet de construire de sa pensée. Voilà quelques entrées envisageables pour comprendre la conception et l’animation d’un type particulier d’ateliers en relation avec le travail.

Or, du superbe visage d’Albrecht Dürer, encadré de boucles blondes, à Vincent Van Gogh, oreille coupée ; de Jean-Jacques Rousseau à Jean-Paul Sartre, Serge Doubrovski[2] ou Jacques Roubaud[3], jusqu’à une époque récente ce sont plutôt les oeuvres littéraires et plastiques qui nous ont permis de nous interroger sur nos mobiles quand nous entreprenons le voyage au cœur de nous-mêmes. Elles ont fixé pour nous les normes et conventions de l’autoreprésentation et posé pour leur époque la question de ce qu’est un être humain et de ce qu’il semble possible d’en dire.

A quoi tient alors l’actualité de notre recherche sur l’autoreprésentation en milieu professionnel ? Peut-être d’abord au contexte et à l’époque. En effet, la place faite aujourd’hui à l’expérience du travail dans la réflexion sur les identités des personnes et des groupes va croissant. N’en déplaise à Taylor, on sait que le travail questionne la subjectivité, qu’il s’agisse de travaux sur la mémoire ouvrière, sur le rapport au travail et au non-travail selon les générations, de recherches sur les formes émergentes d’usages du « temps libéré ». Tout montre que le passage par l’activité productive fait repère et constitue une des clefs pour comprendre le vivre ensemble contemporain.

Pourtant, le travail – dont on parle beaucoup – ne se donne en réalité jamais à lire facilement. Les ergologues[4], les ergonomes, les psycho-dynamiciens[5] du travail, les anthropologues, tous attestent que la difficulté en la matière est double : à la fois langagière et conceptuelle. Dans bien des témoignages, enfermée dans le monde du prescrit et du « on », toute subjectivité gommée, la parole s’affadit et se satisfait de l’énoncé du seul visible, des tâches exécutées. Le travail, c’est-à-dire, non pas l’exécution, mais la mise en œuvre du prescrit par un sujet historique, désirant, inséré dans des configurations sociales précises, est le grand absent. D’où l’enjeu : trouver par l’écriture des manières d’accéder à la part invisible des choses, à ce que les personnes mobilisent pour la production de ce qui leur est demandé, ce que les spécialistes appellent « travail réel » ou « activité ».

Dans le champ éducatif, ces questions sont particulièrement aiguës. Quelle place existe aujourd’hui pour la parole des praticiens (enseignants, formateurs, administratifs divers) quand la scène du discours est largement monopolisée par les institutions, l’encadrement supérieur, les politiques, les chercheurs, les médias ? Quelles voies pourrait se frayer une parole venue du terrain et qui aurait pour ambition de ne pas se restreindre à l’énoncé des pratiques pédagogiques – un domaine bien balisé – mais voudrait explorer un champ plus large et plus complexe, celui du travail enseignant ? Ce qui est alors visé, c’est un meilleur positionnement de chacun par l’exploration du commensurable dans le travail, par la co-construction des savoirs nouveaux à propos de cette activité toujours composite, voire contradictoire, qui associe valeurs et pratiques. C’est connaître et reconnaître la part mentale, créatrice, imaginative, anticipatrice de tout métier, de tout sujet. C’est valoriser le « faire-face », la capacité à réguler et évaluer, mais aussi à se représenter et ainsi à se transformer et à transformer son milieu.

Nous étayerons notre propos sur deux expériences faites récemment. La première concerne un organisme de formation belge qui nous a sollicités pour la production collective d’un livre à l’occasion de ses vingt ans d’existence. Ecrirait pour cet anniversaire l’ensemble des personnels volontaires, toutes catégories réunies, afin de donner à voir le travail qui se réalisait dans cet organisme. La seconde expérience touche un groupe d’enseignants suisses, militants d’Éducation Nouvelle. Pris dans les contradictions d’une importante réforme institutionnelle, ce groupe était désireux de découvrir de nouvelles façons d’interroger le travail enseignant.

***

User de la métaphore

Je ne connais pas encore bien la région que je fais découvrir, mais j’ai des cartes […] pour m’aider. Je pars en exploration […], je découvre le terrain en même temps que mon groupe, suivant mon instinct et improvi­sant […]. Je dois m’adapter à la météo (est-ce que ça vaut la peine de faire la visite prévue par temps orageux ?) ainsi qu’aux différentes personnes de mon groupe […]. Il m’arrive de perdre mon chemin ou d’arriver à des­tination en faisant un détour ou bien de me retrou­ver dans un cul de sac. Mais je dois toujours ame­ner mon groupe là où je l’avais prévu. L’ambiance doit être agréable et propice à la découverte pour que tous reviennent les valises rem­plies d’expériences et de souvenirs (Extrait de  » Le guide touristique. » Texte de Monika, enseignante).

 

L’autoreprésentation est art du provisoire. A peine le portrait accompli, on n’est plus tout à fait la même personne. Dans l’atelier d’écriture, l’autoportrait s’élabore progressivement, à partir de différentes consignes et contraintes libératrices de l’écriture. A chaque phase se révèle une des pièces de ce qui sera, non pas un texte fini, mais comme dans un puzzle, un assemblage de vues partielles et volontairement parcellaires. Ainsi on peut commencer par constituer des listes de mots autour du travail pour s’apprivoiser. On peut ensuite produire individuellement de premiers fragments : « Les quatre saisons de mon travail » par exemple ou encore « Portrait de moi en j’aime et je n’aime pas« . On peut, à la manière de Sei Shõnagon, dame de cour dans le Japon du XIème siècle, écrire des fragments selon diverses rubriques : « choses qu’on a grand hâte de voir ou d’entendre (au travail) », « choses qui donnent confiance (quand on est au travail »), « choses désagréables à voir », « choses difficiles à dire », « choses auxquelles on ne peut s’abandonner », etc.

Notre propos n’est pas ici de dresser un inventaire de toutes les entrées possibles dans une telle écriture. C’est plutôt de l’usage de la métaphore que nous voulons parler. Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[6] « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellec­tuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quoti­dienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. Notre système conceptuel joue ainsi un rôle central dans la définition de notre activité quotidienne […]  »

Voici donc notre consigne d’écriture. Après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier (enseignants, formateurs, responsables de dispositifs de formation) sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle et de la développer en un texte qui filera cette métaphore le plus loin possible.

 

Je me vois en tonneau des Danaïdes… parce que, le tonneau c’est quelque chose qui doit contenir des quantités et en même temps qui peut être vide ou rempli. […] Les Danaïdes, parce que le tonneau a habituellement un fond mais que dans la situation actuelle, j’ai l’impression de toujours faire et recommencer sans nécessairement obtenir les résultats escomptés. […] Parfois, le tonneau se remplit à ras bord, plein d’idées, de projets puis tout à coup, face à un manque de réaction, il se vide pour quasiment s’assécher. C’est alors l’absence d’idées, de projets, […] Tout est contradictoire, […] d’un côté, la rigueur et de l’autre l’incapacité de gérer les flux […] la communication et l’impression de ne pas avoir de retour […]. La volonté et dans le même temps, un aveu d’inca­pacité. […] (Extrait du « Tonneau des Danaïdes », Joëlle, responsable de filière).  

On ne choisit pas sa métaphore, elle s’impose souvent ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. Comme pour un négatif plongé dans un révélateur, elles font apparaître pour chaque participant une certaine façon d’être au monde et aux choses. Les développer consciemment nous informe et nous conforte souvent dans ce que nous pressentons de notre travail sans toujours trouver à le dire. C’est comme si elles nous libéraient du poids d’un « déjà vécu et pas encore parlé » auquel elles donnent une forme décalée, inattendue, par une mystérieuse et pourtant bien réelle métamorphose.

En filant la métaphore, la posture d’écriture n’est pas celle de l’introspection et de la confession classiques dans lesquelles un « je » déclare se livrer sans filtres et sans fards, en ligne directe en quelque sorte. Bien qu’il se conforme au contrat du « dire vrai », l’écrivant qui file la métaphore se trouve devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques qui donnent à l’écriture un air de défi, celui d’une fabrication, la production d’un artefact dont l’intérêt tient justement au caractère systématique.

Ce matin avec mes clients, nous avons décidé d’attaquer le Mont de la Division. Je pensais qu’ils étaient plutôt nom­breux pour former une cordée, et j’éprouvais de la difficulté pour équiper chacun de façon convenable. Presque tous possédaient de bonnes chaussures, mais pour le reste, tout était disparate et je doutais du bon fonction­nement des piolets et des crampons. La première dispute eut lieu avant même le départ. Cer­tains – on se demande bien qui les avait obligés à partici­per – mettaient en cause le but même de l’ascension : ils pensaient que l’on pouvait prendre simplement le Sentier de l’Algorithme, beaucoup moins périlleux et vertigineux que le Canyon de la Découverte, puis s’arrêter dans la Ca­bane du grand Sharp, équipée de toutes les technologies modernes et très confortable… (Extrait de  » Un guide de montagne », Jean-Marc, enseignant, Genève).

 A l’arrivée, du fait même du filage, le trait est plus net et le paysage qui se dévoile au fil des mots ravit, étonne souvent et interroge. Le décalage qui est le principe même de la métaphore a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut tester la pertinence explicative. On s’est surpris à écrire ceci puis cela. Or ce qui, dans cette formalisation médiate, s’est dit sur le mode de la fiction et de l’imagi­naire met à nu des fonctionne­ments de personnes, de groupes et d’institutions qui sont bien réels et qu’une écriture spontanée immédiate n’aurait pas forcément envisagés. Des éléments bien réels, trop peut-être même pour en mesurer d’emblée toutes les implications… Selon que l’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce de puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les ges­tes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus.

Ni décorative (comme dans la poésie romantique), ni pur produit de l’imagination voire de l’inconscient (comme bien souvent dans l’écriture poétique moderne), la métaphore dévide sous nos yeux d’écrivants le fil de tout ce que, dans notre travail, nous avons peu à peu découvert et systématisé, souvent même à notre insu. Il est vrai qu’elle perd de son mystère, qu’elle se « dépoétise » mais elle nous conduit en revanche à nommer les choses avec d’autres mots que ceux du quotidien ou des lexiques spécialisés. On se surprend à évoquer des sentiments, des valeurs, la souffrance ou le bonheur d’enseigner. On nomme des instants clefs de l’activité : les rituels de préparation de cours ou de stage, les réactions face aux apprenants, une certaine manière de faire face aux résistances, autant de « séquences pertinentes » dont nous avons conscience et qui atteste de notre professionnalité.

 

J’écris pour savoir ce que je pense

Comment faire pour que l’usage de la métaphore dans l’atelier ne nous fasse pas tomber dans la disproportion ou le simplisme ? La société parle elle aussi par métaphores et structure nos systèmes de pensée collectifs. On dira « la ga­lère » pour parler des « petits boulots », « je suis crevé » pour « je suis fatigué ». Bref, le stéréotype et la caricature ne sont jamais loin. Il faut donc questionner les métaphores : les jeunes en situation de travail précaire sont-ils tous à ramer sur un même bateau, la galère ? Quand nous sommes en forme, sommes-nous « gonflés » comme un pneu ? Un ballon ? Une baudruche ? Quel est ce clou qui « nous a crevés » ?

Après la lecture des textes produits, les participants sont invités à s’interroger à propos des limites des métaphores choisies. Les conditions d’un retravail des textes sont là : une réécriture dans laquelle le « je » de la métaphore et de la fiction dialoguera avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité et qui argumente. On produira, au choix, la réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel on se dégagera des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ».

Quand j’ai participé à cet atelier, j’avais choisi la métaphore du dompteur car c’est bien ainsi que je me sentais à mes débuts en tant que professeur de lettres dans un Lycée Professionnel de garçons. J’ajoutais même que je faisais le dompteur jusqu’au mois de novembre, les vacances de Toussaint marquant en quelque sorte le délai que je me fixais pour apprivoiser et mettre au travail mes élèves. Ma métaphore a bien fait rire les collègues et j’étais assez fière de ma trouvaille quand, à la réflexion, je me suis aperçue que si je voulais filer cette image du dompteur il me fallait le fouet, les bottes, la jupette, etc. Or, c’était la peur tenaillant l’homme devant la bête sauvage, qui m’avait instinctivement portée vers cette métaphore et non tout ce qu’elle pourrait signifier par ailleurs : l’école comme cirque, l’apprentissage comme contrainte comportementale et dressage, le métier comme montage d’un numéro bien rôdé. […] Contrairement à ce que semblait dire la métaphore, il me revenait en mémoire qu’en réalité je tentais dès le premier jour de convaincre mes élèves qu’ils étaient intelligents et capables et que, dans ma pédagogie au quotidien, je faisais appel à leur sens de la responsabilité, mon but était bien d’installer une ambiance de travail mais pas par la pression, la terreur ou la récompense. […] La métaphore m’a permis de nommer, d’accepter puis de refuser ma peur de jeune enseignante débutante au profit d’une prise de conscience de ce que je tentais réellement de mettre en place.

Cécile, enseignante.

Du coup, la nature des coopérations entre participants de l’atelier change. On passe de l’autoreprésentation (et d’une réflexion d’abord individuelle et solitaire) à une forme de socio-écriture. La réflexion se fait a contrario des écrits de départ. S’élabore alors une image plus nuancée et plus dialectique des métiers, peut-être même une sorte de « culture professionnelle commune » entendue comme questionnement co-élaboré, non fini, partagé de l’intérieur, à partir duquel chacun peut se positionner.

La formalisation de l’expérience humaine suppose de la confiance, du temps et surtout un dialogue bienveillant entre pairs d’une part, entre participants et professionnels experts (animateurs habitués aux interventions en milieu professionnel) d’autre part. Les ateliers que nous aimons sont des rencontres. Les animer, c’est tenter de permettre à chacun d’accéder à un savoir plus riche à propos de soi, de son activité, de son rapport au monde et aux autres. Cela suppose quelques garanties (l’absence de jugement, la lecture au positif des écarts). Tel est le prix pour une l’écriture qui cherche avant tout à faire réfléchir. N’est-ce pas là une belle ambition pour une autoreprésentation qui serait partagée et émancipatrice ?

Odette et Michel Neumayer[1]
juillet 2005

 

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[1] Odette et Michel Neumayer sont concepteurs d’ateliers d’écriture et analystes du travail. Ils ont notamment publié Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé (ESF, 2003) et Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture – Quinze ateliers pour l’Éducation Nouvelle (Chronique sociale 2005). Ils sont co-éditeurs de la revue d’écriture Filigranes. (www.ecriture-partagee.com).

[2] Avec son concept d’autofiction.

[3] Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, suivi des trois autres branches de l’œuvre autobiographique : La boucle (1993), Mathématique: (1997), Poésie (2000), textes dans lesquels l’autobiographie réelle n’est possible qu’en décalage avec le projet autobiographique.

[4] Yves SCHWARTZ (sous la direction de), Reconnaissances du travail – Pour une approche ergologique, PUF, Collection Le travail humain, Paris 1997.

[5] Y.CLOT, Le travail sans l’homme ?, Éditions La Découverte, Paris 1995.

[6] Éditions de Minuit, Col. Propositions, Paris, 1985, p.13.

« Mosaïques d’expériences » (Mahdia Tunisie 2012)

Le lecteur curieux, le pédagogue attentif, la participante intéressée, tous se demanderont comment une telle quantité de textes a pu être produite pendant les trois jours et demi qu’auront duré les Rencontres de Mahdia.

Pour la première fois en terre d’Afrique, en Tunisie, avait lieu un rassemblement des mouvements d’Éducation nouvelle, certains tout nouveaux comme ceux de Tunisie justement, de Haïti, du Luxembourg, d’autres plus anciens comme ceux de France ou de Belgique, de Suisse romande, et enfin ceux qui allaient se constituer dans la foulée…

Lire le texte
MOSAÏQUES (3 Mo - 120 p.)

 

Rencontrer l’autre, oui mais comment ?

Tout le monde conviendra que se rencontrer, c’est parler et se parler, échanger, s’écouter. C’est nécessaire, mais est-ce suffisant quand la Rencontre veut être sous le signe de l’Éducation nouvelle ? Voilà pourquoi les organisateurs sont partis du principe que c’est autour d’un travail commun que l’on va plus loin. « La pensée naît de l’action pour retourner à l’action » affirme le psychologue français Henri Wallon[1] (1). La spécificité de l’Éducation nouvelle est d’interroger les questions qui se posent à elle par le biais d’ateliers et de mises en situation. Chaque matin, les quelque 80 personnes présentes avaient la possibilité de participer à des ateliers ou démarches qu’animaient ceux ou celles qui en avaient fait la proposition préalable.

 

Mais, vivre un atelier en petit groupe, là encore, est-ce suffisant pour comprendre les enjeux et les apports de telles Rencontres ? Qu’est-ce que chacun, chacune y apporte ? Que peut-il ou elle ensuite rapporter, transposer, injecter, transmettre de cette expérience dans sa vie professionnelle quotidienne ? Quelle mémoire garde-t-il de ce qu’il a vécu pour le faire vivre à son tour ailleurs ? Par quelles médiations subtiles, les thèmes, matériaux, questions travaillés ensemble (maths, arts plastiques, langue, etc.) rencontrent-ils l’expérience actuelle de chacun et peuvent-ils l’enrichir ? Autant de questions, autant de réponses !

 

L’atelier d’écriture, sa mise en œuvre, ses effets

Un temps de 2 heures, intitulé « Mosaïques d’expériences » était réservé chaque après-midi pour un atelier d’écriture dans lequel les participants pouvaient revenir sur leurs découvertes, leurs surprises, leurs réflexions du matin et commencer à les analyser. « Mosaïques », en Tunisie le terme s’impose, surtout quand on se trouve à quelques kilomètres du musée archéologique d’El Jem. S’il désigne la beauté de l’objet final, il dit aussi qu’un travail d’assemblage a eu lieu, dans notre cas une action de montage et d’ajustage d’expériences singulières et fragmentaires.

 

La forme épistolaire fut choisie, d’abord pour assurer une cohérence dans la diversité des coutumes et des choses vécues. Et puis, la relation épistolaire a ceci de magnifique que selon que l’on s’adresse à sa famille, à son directeur, à une collègue… l’argumentation ne sera pas la même. Les affects et les concepts n’auront pas le même poids. Le regard porté sur l’activité du matin s’en trouvera différent.

 

Au cœur de cette production de récits, remarques et échos adressés, joue pleinement le fameux triangle anthropologique du « Donner – recevoir – rendre » de l’anthropologue Marcel Mauss[2]. Un don d’ateliers a été organisé (une dizaine chaque matin) ; ceux-ci ont été « reçus » par l’ensemble des participants, compris, réinterprétés ; et par le fait d’une relation épistolaire, s’esquisse la transmission de cet apprentissage, « rendu », mais à d’autres, extérieurs aux Rencontres de Mahdia.

 

Le défi de ce rituel particulier, tout entier consacré à la production de traces, d’une archive des Rencontres a été fort bien accueilli. Sept petits groupes se sont organisés autour d’animateurs volontaires et d’une même proposition de travail collectif (voir en annexe).

 

Une thématique différente donnait la tonalité de chaque journée et c’est ce qui a guidé l’atelier d’écriture :

  • S’inscrire dans une communauté d’apprentissage : en effet, la question se posait de comprendre comment, dans cette juxtaposition de 80 personnes, venues de tous les coins du globe, l’individu s’y prenait pour manifester son appartenance toute fraîche à ce groupe, dans ce lieu qui réfléchissait sur les apprentissages ? Parallèlement, que doit faire, que va faire la communauté pour que chaque « Je » puisse s’y inscrire, chaque porteur ou porteuse d’expérience ? La notion de communauté : utopie ou réalité ?
  • Le droit à la réussite était la problématique du deuxième jour. Le mot « réussite » aurait tendance à impliquer que chacun est comptable ou responsable de son propre échec ou de sa réussite, de manière individuelle. Y accoler la notion de « droit », renvoie à ce que fait la société et son école pour garantir l’accès pour tous à ce droit. Donc, quelle pédagogie et quels professionnels pour quelle réussite ?
  • Changer de regard et de pratiques, en matière de formation, de culture, de société. Trois jours pour adopter un autre point de vue, pour connaître des façons de faire nouvelles, pour se frotter aux idées des autres, c’est bien peu ! Et pourtant, les textes reproduits ici reflètent cette montée en puissance, cette volonté farouche de refermer les portes de Mahdia en emportant en soi (cœur et tête) la quintessence, la ‘substantifique moelle’ de ce que peut mettre en mouvement l’Éducation nouvelle.

 

Une certaine conception de l’écriture

– Écrire, ce n’est pas retranscrire, mais s’autoriser à (re)construire ce qu’on a vécu.

– Pour écrire, il faut commencer quelque part (n’importe où, ou presque, pourvu que l’on démarre). Ensuite on peut rectifier, compléter.

– Pour écrire, il faut des mots d’abord, les idées viennent ensuite.

– L’écriture en groupe n’est possible qu’à partir d’un minimum d’empathie pour les productions des autres. Est essentielle l’acceptation de suspendre son jugement sur ce qui est en train de s’écrire.

– Le but de chaque atelier est d’abord de se convaincre du « tous capables » !

 

L’écriture réflexive, comme toutes les autres, qu’elles soient poétiques ou narratives – n’est pas le fruit d’un don mais le résultat d’un vrai travail. Recherches collectives de mots, échanges autour de notions en tension, production de « je me souviens », premiers jets, ont à chaque fois été les tremplins vers un texte final, une « lettre à la personne de mon choix » qui reliait les participants à un extérieur réel et/ou fictif.

Mosaïque d’écrits, de destinataires, d’accroches. Ce sont autant de facettes, de tesselles qui font une œuvre collective, chacun restant maître de sa compréhension. Nous avons donc choisi de publier tous les textes. Ils sont organisés selon la logique d’un abécédaire qui se veut totalement subjectif. L’ensemble ne constitue ni une théorie, ni un récit exhaustif. Cependant, l’idée que l’Éducation nouvelle, pensée historique, a besoin de se constituer des archives de ce qui se passe réellement dans ses Rencontres a beaucoup joué dans la proposition de vivre tous ensemble ce défi d’écrire.

 

« Écrite, l’expérience est un capital », dit Guy Jobert, professeur en Sciences de l’Éducation à Genève.

OM & MN

 

 

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[1] Henri Wallon (1879 – 1962) est un philosophe, psychologue, neuropsychiatre, pédagogue et homme politique français. Il fut président du Groupe français d’Éducation nouvelle de 1946 à 1962.

[2] Marcel Mauss (1872 – 1950) est généralement considéré comme le fondateur de l’anthropologie française. Son œuvre majeure : « Essai sur le don » dans laquelle il aborde en particulier la notion de don / contre-don.

Ecrire et faire écrire à propos du travail : quelques manières d’aborder la formation d’adultes, entre éducation nouvelle et ergologie.

Odette et Michel Neumayer
Formateurs d’adultes, concepteurs d’ateliers d’écriture
Marseille, France

Ce texte, paru en Italie sur une site consacré aux questions du travail, n’est pas un panorama de la formation d’adultes en France. Il se veut simplement un témoignage, le récit un peu analysé d’une expérience singulière, dans les deux sens du terme :

  • singulière car portée par des sujets inscrits dans une histoire, un réseau de rencontres, du partage, du militantisme ; deux personnes tentées par l’autodidaxie et l’invention.
  • atypique, peut-être marginale, sans prétention à être un modèle mais simplement un exemple parmi d’autres de ce qui peut se faire en France actuellement[1] en matière de formation d’adultes.

Notre regard n’est ni sociologique, ni économique, ni historique. Nous souhaitons simplement, partager avec nos lecteurs italiens nos réflexions sur les enjeux de la formation d’adultes dans un pays d’Europe en privilégiant les aspects conceptuel, éthique et pédagogique. Dans le corps de notre texte, nous donnerons d’abord quelques informations sur notre propre parcours dans le monde des formateurs et de la formation puis expliciterons, à partir de trois exemples[2], les tenants et les aboutissants d’une manière de faire qui prend appui sur l’écriture à propos du travail et en fait un tremplin pour la réflexion. Cette approche nous semble actuellement peu explorée. Elle fait appel à des outils et des dispositifs issus des ateliers d’écriture et de création qu’elle tente de croiser avec des concepts venus de la philosophie et de l’ergologie.

En matière de formation, notre approche est clairement celle d’un travail qui vise l’émancipation, le croisement des savoirs, la co-construction et le changement social.

 

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes

Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes, à Marseille, en collège et en lycée professionnel, nous avons entamé notre parcours dans la formation d’adultes (la formation de formateurs) dans les années 1980. A ce moment-là, le ministre de l’Education nationale, Alain Savary[3], avait décidé de confier aux « militants pédagogiques »[4] la tâche de former leurs pairs dans le but de réduire l’échec scolaire massif et ségrégatif, en particulier au Collège qui accueillait les adolescents, toutes filières confondues. Nous avons répondu à cet appel.

Quelques années plus tard, les politiques éducatives ayant changé, nous avons quitté l’Education nationale et poursuivi notre travail dans un cadre associatif en répondant à des demandes de formation pour des personnels de Municipalités, d’organismes de formation liés au monde syndical, d’organismes parapublics en charge de jeunes en recherche d’emploi. Nous avons aussi travaillé en France et en Belgique avec des associations liées à la lutte contre l’illettrisme.

Parallèlement nous avons organisés nous-mêmes, et continuons de le faire, en Provence, dans le cadre du Groupe Français d’Education Nouvelle, de nombreux stages de pédagogie, ouverts à tous, en nous spécialisant dans les ateliers d’écriture créative et d’arts plastiques[5], mais aussi d’écriture à propos du travail.

 

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail

La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle (avec son mot d’ordre « Tous capables ») et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail, appelée aussi « ergologie »[6].

Elle part du constat que ceux qui s’investissent dans le travail au quotidien n’ont pas assez de temps pour parler de celui-ci et écrire à son propos autrement qu’en termes d’organisation. Le manque de mots et de concepts, la difficulté à poser de manière opératoire la question des valeurs, la complexité des questions liées à la mise en patrimoine et au partage de l’expérience, le déficit d’outils (notamment en matière d’écriture) pour solliciter l’imaginaire sont autant d’obstacles. Ils empêchent bien des formateurs de comprendre dans quels contextes ils évoluent, quel impact ils peuvent avoir sur le devenir des milieux professionnels, de quelles marges de manœuvre ils disposent pour les faire évoluer.

Ceci n’est pas sans effet sur l’offre de formation elle-même : la proposition faite aux jeunes en apprentissage, mais aussi aux adultes salariés ou non, devient techniciste et utilitariste. Elle s’enferme dans les « Référentiels nationaux » (en France ceux de l’Education nationale) et reproduit des méthodes anciennes qui pourtant ont fabriqué l’échec. Elle se soumet à la sanction presque exclusive des diplômes et épouse les arguments de l’idéologie dominante pour laquelle formation rime avec adaptation à l’emploi. Elle ne pose pas la question de la formation comme une affaire culturelle et anthropologique… quand l’enjeu serait au contraire de faire du travail une valeur humaine !

Penser, au sein même des collectifs de travail, dans les équipes, dans l’encadrement, chez les élus que le travail puisse construire des solidarités nouvelles, développer une intelligence collective à la hauteur des défis sociaux, éthiques, économiques, écologiques de notre temps, c’est la gageure, compte-tenu du contexte politique et philosophique dans lequel nous intervenons, tentant d’inventer, dans la mesure de nos moyens, des manières de faire différentes…

 

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone que se retrouvent et se croisent…

C’est autour des travaux d’Ivar Oddone[7] que se retrouvent et se croisent fortement, dans les années 1970, l’Education Nouvelle et les recherches sur le travail.

La question du travail n’était pas absente auparavant des réflexions de l’Education Nouvelle. Les recherches et publications de Robert Gloton, résistant et inspecteur de l’Education nationale, l’engagement de la grande pédagogue Claude François-Unger aux côtés des orphelins de la Shoah en témoignent[8]. Ils avaient fait du « travail » le vecteur de leur action : le premier en inscrivant la question des apprentissages et de la transmission des savoirs dans l’horizon plus large d’une école restituant à la valeur « travail » sa dimension émancipatrice ; la seconde en proposant aux orphelins victimes de la barbarie nazie, dans leur chair et leur imaginaire familial, de renouer par le travail, avec l’Humain. Ils suivaient en cela les enseignements de pédagogues de tels que Makarenko et Korczak, de psychologues tels que Wallon.

Avec les travaux d’Ivar Oddone et de son équipe turinoise un tournant a été pris[9]. On s’intéressait désormais aussi à ce qui se passe du côté de l’opérateur, inscrit lui-même dans une « situation de travail »[10]. Le concept « d’activité » (mentale) devenait central.

 

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates.

En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates et sur plusieurs plans. Nous avons été nombreux[11], dans le prolongement de ses écrits, à imaginer des dispositifs qui permettraient de « comprendre le travail pour le transformer » pour reprendre la formule de Jacques Duraffourg[12] et à les faire vivre dans des formations professionnelles, des stages militants, des rencontres.

Deux grands cas de figure se sont présentés : le monde du travail social, le monde enseignant. L’accueil fait à nos propositions de formation a été très différent d’un cas à l’autre.

Il nous a toujours semblé que, dans la formation des enseignants, le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

Dans le contexte de la formation d’enseignants, il s’est avéré très difficile de faire valoir le point de vue du travail car il entrait manifestement en conflit avec l’approche pédagogique classique. Il nous a toujours semblé que le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.

En pédagogie, on envisage l’espace immatériel de « la classe » comme l’espace naturel. On s’interroge sur les relations entre le maître et l’élève, entre les élèves eux-mêmes aussi, autour des pratiques de savoir. Comment transmettre ? Comment apprendre ? Quel rôle jouent les échanges entre apprenants ? En quoi est-il intéressant de faire produire quelque chose aux apprenants pour asseoir leurs apprentissages et d’entrer dans une logique de projet ? Selon le point de vue adopté (méthode traditionnelle ou constructiviste ou naturelle ou autre) on privilégiera tel ou tel aspect et combattra tel autre, souvent sur le seul terrain idéologique. C’est certainement là une des hypothèses à envisager pour comprendre la difficulté à faire évoluer les débats sur l’enseignement dans nos pays et à penser le changement dans nos systèmes éducatifs.

Quand, à l’inverse, on envisage la notion de « situation de travail », on voit bien que l’espace n’est plus celui de « la classe » mais un espace plus complexe, plus difficile à circonscrire, dans lequel le macroscopique (l’Institution scolaire, elle-même située dans une société et une époque données) dialogue avec le microscopique (l’école, la classe, le quartier, les parents, les objets scolaires, les tâches, etc.). Ce dialogue est à concevoir de manière systémique, sans hiérarchisation entre éléments, en abordant les questions autrement, le regard tourné vers les liens, les feedbacks, les boucles.

 

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence

Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence[13], nous avons tenté de constituer ce « point de vue du travail » en pédagogie sur la base de la recherche d’un groupe bénévole, sachant qu’un tel projet était alors impossible à faire avaliser par les responsables institutionnels de la formation des enseignants dans notre région.

Notre démarche a été de mesurer en quoi des éléments du micro (les objets qui « disent le travail » à l’école ; le paquet de copies à corriger ; le dispositif pédagogique mis en place à l’occasion d’une leçon d’histoire ; le rapport au temps dans la semaine, le mois, le trimestre ; etc.) renvoient à des éléments macroscopiques, ou plutôt contiennent le macroscopique.

Le macroscopique n’est pas le cadre englobant, la scène sur laquelle le quotidien se déploie. Il n’est pas non plus le grand organisateur qui aurait pensé et prévu l’action du pédagogue au quotidien, qui l’aurait prescrite. Ce serait plutôt l’inverse. Le microscopique est travaillé par des éléments macroscopiques. L’opérateur – appelé ici « enseignant » – invente et gère son travail à partir d’un ensemble de facteurs qui relèvent d’un macroscopique plus ou moins large : l’état, la société, les familles, l’inspecteur, les collègues, le quartier, sa formation antérieure, etc. Il est sujet de son travail. Il veut être « sujet de ses normes », pour reprendre l’expression du philosophe Georges Canguilhem. Il s’engage en tant que personne dans la situation, à partir des mille et une microdécisions qu’il prend tout au long de la séquence de travail. Inversement, le macro n’existe que porté par le micro qui l’actualise, porté par des sujets. Le macro est en quelque sorte nourri du micro.

Dans cette formation expérimentale, menée en marge de l’institution scolaire, l’option a été que la clarification entre pairs, entre enseignants au sein d’un groupe, animé par des analystes du travail, peut et doit favoriser les prises de conscience et permettre à chaque opérateur de transformer son travail et son rapport au travail.

Une part importante est réservée à la mise en récits du travail et à la confrontation avec des concepts théoriques tels que travail prescrit / travail réel, situation de travail, variabilité, etc.

 

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques

Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques[14] que nous menons en parallèle avec notre travail de formation. Les ateliers d’écriture créative, pour les enfants d’abord, puis pour les adultes, se sont développés en France à partir des années 1960. Nous avons nous-mêmes conçu et animé de nombreux ateliers et stages de formation d’animateurs[15] à partir des années 70-80 autour de trois idées essentielles :

  • l’écriture n’est pas affaire de don mais de travail dans et avec la langue supposant recherche, projet, labeur, confrontation avec d’autres
  • écrire sert à penser autrement et non à s’exprimer : l’écriture est une école de réflexion et non un simple outil servant l’expression
  • écrire est plus facile en atelier, avec des consignes et des contraintes, lorsque les animateurs mettent en avant ce que l’Education Nouvelle appelle le « tous capables » et inventent pour cela des dispositifs facilitateurs.

Ces postulats valent aussi, par extension, pour l’écriture à propos du travail. Ecrire et faire écrire est une manière de poser autrement la question de la mémoire individuelle et collective du travail, celle de l’expérience, de sa formalisation, de sa transmission.

Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de mener ce projet en Provence, en Suisse et en Belgique avec des agents municipaux peu coutumiers de la culture écrite, des formateurs de jeunes, des travailleurs en alphabétisation, des agents des Missions Locales en contact avec des publics demandeurs d’emploi, etc.

Si nous avons, à chaque fois, fait le choix de l’écriture, c’est que l’usage des mots ne va pas de soi et que, contrairement à ce qu’énonce Nicolas Boileau, « ce qui se conçoit bien… »[16] ne s’énonce pas clairement et les mots pour le dire viennent pas aisément.

L’exemple de l’atelier intitulé Autoportrait de nous au travail[17], que nous décrivons maintenant par le détail, peut nous éclairer.

 

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique

Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique ou trope proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire parfois dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !

Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[18] : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. […] « 

Voici donc notre consigne d’écriture : après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle, puis de constituer un réservoir de mots lié à cette métaphore et enfin de la développer (c’est à dire la « filer » le plus loin possible) en un texte dans lequel ils évoqueront leur travail.

La métaphore s’impose souvent comme une évidence ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. En filant la métaphore, comme il est suggéré par la consigne, la posture d’écriture ne peut être celle de l’introspection ou de la confession classiques. Soucieux de se conformer au contrat implicite du « dire vrai », les participants se trouvent devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques, les mots du réservoir de départ. L’écriture prend un air de défi, celui de la production d’un artefact dont l’intérêt et l’amusement tiennent justement au caractère systématique.

Parallèlement, le décalage, qui est le principe même de la métaphore, a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut maintenant tester et contester la pertinence explicative. Selon qu’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce d’un puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les gestes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus[19].

J’écris encore pour savoir ce que je pense

J’écris encore pour savoir ce que je pense, notait le poète Aragon au soir de sa vie. Pour que l’usage de la métaphore ne fasse pas tomber les participants dans la disproportion, le simplisme ou le systématisme, la consigne est donnée de se « démarquer de ses facilités, de ses fatalités, de prendre de la distance avec ce qui vient d’être écrit » afin de se positionner maintenant plus finement.

Chacun est donc convié à produire un nouveau texte, au choix : une réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel il affine sa position et fait part de ses découvertes. Il peut revenir sur ce qu’il a écrit, se dégager des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ». Il peut refuser tel ou tel ingrédient de la métaphore, désaturer son texte, nuancer, sortir du rail unique. Dans cette réécriture, le « je » de la métaphore et de la fiction dialogue avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité.

 

Dans la formation d’adultes exerçant dans le travail social on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail.

Contrairement à ce qui passe dans les formations institutionnelles destinées aux enseignants, on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail dans la formation des adultes exerçant d’autres métiers, dans le travail social. Nous l’avons par exemple vérifié avec des agents territoriaux en charge d’une « fonction d’accueil polyvalent » dans les Mairies, les Maisons de Quartier, les Points Information Jeunes (PIJ).

La demande institutionnelle était de favoriser un processus de professionnalisation, sans que ce terme soit bien défini. Nous l’avons entendu comme prise de conscience des compétences dont chacun se sent porteur à titre personnel et des compétences disponibles dans le milieu de travail.

Nos postulats de départ étaient que

  • tous les participants sont porteurs d’expérience en matière d’accueil
  • le renforcement de l’estime de soi est un élément important de professionnalisation pour des métiers peu reconnus par l’organisation du travail et peu valorisés au niveau des carrières et des salaires
  • la formation n’a pas à enseigner une méthode mais à permettre à chacun de mieux se situer et comprendre par quel travail réel il répond au travail prescrit d’accueil
  • la formation a pour objet de faire découvrir à chacun les richesses dont il est porteur et d’apprendre à démêler les dimensions humaines (l’accueil comme posture anthropologique) des dimensions professionnelles (l’accueil comme ensemble de gestes d’un professionnel capable de gérer les différentiels de savoirs entre le public et lui, de maintenir une distance nécessaire avec le public, au plan émotionnel notamment, de faire éventuellement élaborer un projet, etc.)
  • l’activité s’inscrit dans une situation de travail dont il s’agit de décrypter les éléments. La situation de travail est constituée de multiples instances avec lesquelles l’opérateur négocie sans cesse.

 

L’histoire de Sosie : l’exemple des « Agents relai d’accueil »

Ces prémisses étant dites et explicitées, entrons dans le détail d’une animation de l’atelier « Sosie »[20] mentionné en relation avec les travaux d’Ivar Oddone en début d’article.

Pour commencer, les participants sont invités à entrer dans une fiction génératrice d’écritures et de réflexion. « Imaginons que pour une raison donnée vous deviez vous absenter de votre travail pendant une dizaine de minutes (lundi prochain, par ex., en milieu de matinée) et envoyer Sosie à votre place… Dans une Lettre à Sosie vous lui précisez, sous forme « d’instructions » à respecter, ce qu’il doit faire pour vous remplacer sans que cela se voie ! Cette lettre doit contenir un maximum de détails pour lui faciliter la tâche ».

Chacun produit un premier texte. Ces textes sont lus en grand groupe, les autres membres de l’atelier ayant pour mission de cliquer sur tel ou tel passage : c’est-à-dire qu’ils invitent l’auteur du texte à reprendre telle ou telle expression qui intrigue, qui pose problème ou semble receler une piste intéressante pour comprendre les finesses du travail à exécuter. Un passage « parlant » dont l’auteur du texte ne semble pas avoir pris la mesure et qu’il a noté « en passant ».

Quand tous les textes ont été lus, chacun reprend tel ou tel passage qui, dans son texte, a fait l’objet d’un clic, et selon une logique hypertextuelle, produit un nouvel écrit, en lien avec l’écrit précédent, donnant lieu à précisions, développements, argumentations, mises en relation.

 

L’enjeu est ici de prendre conscience collectivement de la profondeur sans limite du travail réel

L’enjeu est d’abord de prendre conscience collectivement de la profondeur du travail réel et de donner ses lettres de noblesse à l’idée de « routines ». Chacun pense en effet que ce travail d’accueil est simple, répétitif, banal. Il n’en est rien et après la lecture des textes écrits, cette évidence se dessine peu à peu par la constitution d’une liste fort longue de tâches, de normes, de valeurs traduites en actes, qui constituent l’activité véritable[21].

C’est elle qui s’est sédimentée sous forme « d’expérience » et aucun récit ne saurait venir totalement à bout de cette complexité ! Le choix de passer par l’écriture en atelier a des effets intéressants : il ralentit le temps et fixe l’attention sur « les mots pour le dire ». Il valorise ce qui a été vécu et le fait entrer dans une bibliothèque de textes, une intertextualité, qui lui donnent sens. Par le jeu « des clics » il met en évidence que l’analyse de l’activité est inépuisable et le travail prescrit, celui qui, par le biais des fiches de poste et autres classifications, fixe la rémunération du travail, apparaît en comparaison scandaleusement sibyllin et technique.

L’activité mentale des opérateurs est revalorisée à leurs propres yeux. Ils apprennent à lire au positif ce qu’ils présentaient souvent d’abord comme aliénation de soi dans un rapport salarial mutilant. Ils prennent conscience de ce que Michel de Certeau appelle « l’intelligence rusée »[22], individuelle et collective.

 

La mise en tension de deux registres permet alors de complexifier encore le regard sur le travail

La mise en tension de deux registres : le « registre I », celui du programme et le « registre II » celui de l’activité permet alors de mieux comprendre en quoi le travail est un acte singulier ET social.

Cette distinction, proposée par Yves Schwartz[23] est essentielle : « Tout acte de travail est étroitement subordonné à la connaissance produite sous toutes ses formes en relation avec ce travail à réaliser et à l’expérience et l’histoire toujours singulières de ceux qui la réalisent […] Le registre 1 est donc défini comme l’axe des règles, des normes, du travail prescrit, des objectifs définis, des résultats escomptés, des critères de gestion, des données monétaires, des investissements matériels, du quantitatif ; c’est l’axe du langage codé, des organigrammes, des logiques ; bref, de tout ce qui est quantifié, normalisé, déjà mis en patrimoine […] Le registre 2 est celui de l’histoire, de l’usage, du travail réel, des aspects qualitatifs, de la subjectivité, des investissements immatériels […] l’axe de ce qui est en attente de formalisation » (p.247-248)

Dans le prolongement des récits, nous proposons la lecture d’extraits plus longs du livre d’Yves Schwartz : la distribution, dans ce cadre de stage, d’un texte théorique est un vrai défi tant sa lecture semble ardue au départ. Le texte se clarifie peu à peu par l’échange entre participants et par notre détermination à faire valoir le « tous capables » : « tous capables » de faire du sens dans un texte théorique, de réduire peu à peu l’inconnu, de recourir à des exemples, de croiser les points de vue, de confronter les interprétations, d’entrer dans l’intelligence d’une pensée donnée à lire dans un livre.

Puis nous produisons avec les participants un début d’inventaire de ce qui entre dans chacun des deux registres ainsi qu’un schéma de la situation de travail d’un agent « chargé d’accueil » : elle a pour objet de faire apparaître les liens entre les aspects personnels ou subjectifs et les aspects institutionnels. Elle permet d’identifier et de pondérer le rôle des divers partenaires en interaction avec la structure d’accueil : l’Etat avec ses missions, ses manières de mettre en place les politiques publiques, ses découpages administratifs, etc. ; les collectivités territoriales avec leurs projets, leurs moyens matériels, leurs choix politiques, en cohérence ou non avec l’Etat, etc. ; les financeurs (Caisse d’allocation familiale, Fonds européens, etc.) ; les autres partenaires (Bailleurs sociaux, écoles, Centres de formation, santé, etc.).

On discute alors pour comprendre les cohérences, identifier les nœuds de tension (souvent vécus sur le seul registre de la souffrance psychique), préciser les positionnements des employeurs de ces personnels d’accueil, apprendre à distinguer le rapport au travail du rapport à la tâche, du rapport à l’employeur.

Quant aux publics, premier objet de « souci » des personnels d’accueil, ils ne sont plus au centre mais un élément parmi d’autres dans un système. Ils ne sont ni prescripteurs, ce que pensent ceux qui, en début de formation, disent : « Nous devons avant tout répondre à la demande du public », même s’ils pèsent sur la manière dont le travail se réalise. Ni seulement bénéficiaires car ils sont aussi acteurs sociaux, électeurs, citoyens susceptibles d’agir sur la manière dont le travail social est pensé dans notre société. Ni objets, ni ignorants mais des sujets informés de bien des choses concernant leur situation de vie, bien des éléments que les personnels chargés d’accueil découvrent souvent avec eux.

 

 

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation

Quand les institutions qui commanditent des actions de formation formulent leurs demandes, leurs attentes, leurs espoirs elles le font en général de manière assez floue. Même quand les appels d’offre entrent dans les détails, déclinant objectifs, contenus, méthodes, évaluation, la manière dont les formateurs y répondent reste entourée de mystère.

Trois facteurs construisent, nous semble-t-il, une situation de formation.

  1. L’axe des savoirs : savoirs de métier, données techniques en évolution, recherche théorique et appliquée, sciences.
  2. L’axe de l’expérience des opérateurs : elle est reconnue ou non, sollicitée ou non, éventuellement formalisée ; elle est le fruit d’une histoire individuelle et sociale.
  3. L’axe des valeurs et des postulats éthiques : l’éducabilité, la communication et le partage, la co-construction des savoirs, l’émancipation.

 

La formation qui nous intéresse est celle qui pose comme essentiel pour les sociétés modernes le développement de ce troisième axe, cherchant sans relâche à inventer des dispositifs qui ajoutent de l’humain à l’humain. C’est celle qui affirme qu’il est urgent d’inventer des pratiques solidaires dans un monde qui ne l’est pas… encore.

 

Carnoux, le 20 juin 2008.

[1] Il s’agit d’une période qui débute vers 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en 2008

[2] Deux exemples dans le domaine de la formation d’enseignants / formateurs, un exemple dans celui du travail social.

[3] Alain Savary, né en 1918 à Alger et décédé en 1988 à Paris est un homme politique français, membre du Parti socialiste, et un ancien ministre de l’Éducation (1981-1984), créateur des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Membre de la Résistance dès juin 1940, il siège en 1944 à l’Assemblée consultative provisoire pour y représenter les Compagnons de la Libération. En 1956 il est secrétaire d’État, puis membre fondateur du Parti socialiste unifié. En 1969 il devient Premier secrétaire du Parti Socialiste et adopte la stratégie de l’union de la gauche. En 1981, il devient ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Il y fait voter une loi de réforme de l’enseignement supérieur à laquelle son nom reste attaché. Il est aussi chargé d’unifier l’enseignement secondaire et de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite école libre) et école publique. […] Désavoué par François Mitterrand, il remettra sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Mauroy en juillet 1984. (Source Wikipedia).

 

[4] On désigne par là des personnes membres de diverses associations d’Education populaire et d’Education nouvelle. Ces associations, qui se référent à Rousseau, Marx, Montessori, Freud, Makarenko, Wallon, Freinet et d’autres, réunissent, à l’occasion de stages, de rencontres nationales et internationales, aussi bien des enseignants, que des formateurs, des travailleurs sociaux, des parents. Elles publient de nombreux livres et revues croisant pédagogie et analyse politique et interviennent dans les débats autour de l’école, de l’éducation, de la pédagogie, etc. Pour la France, on consultera notamment les sites du Groupe Français d’Education nouvelle (http://www.gfen.asso.fr), du Centre d’entrainement aux méthodes d’éducation active (http://www.cemea.asso.fr/), de l’Association française pour la lecture (http://www.lecture.org), de la Pédagogie Freinet (http://www.icem-pedagogie-freinet.org), de la Pédagogie Institutionnelle (http://www.ceepi.org).

[5] Pour en savoir plus, on peut consulter le site www.ecriture-partagee.com

[6] « Créé au sein de l’UFR  » Civilisations et Humanités « , le Département  » Institut d’Ergologie  » a pour ambition, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement, de renouveler les modalités de transmission et d’élaboration des savoirs sur le travail et plus généralement sur l’ensemble des activités humaines. Issu d’un dispositif original, l’APST (Analyse pluridisciplinaire des situations de travail), le principe qui anime sa démarche est d’associer au sein du Département et de son réseau de collaborations nationales et internationales des universitaires de toutes origines disciplinaires et des acteurs de la vie économique et sociale de tous secteurs et de toutes qualifications. » Extraits de la page d’accueil du site www.ergologie.com/

[7] Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière – Vers une autre

psychologie du travail, paru en France en 1981 (Traduction d’Ivano et Marie-Laure Barsotti, préfacé par Yves Clot). Editions sociales. Première édition italienne : 1977.

[8] Robert Gloton, Le travail valeur humaine : une école pour nos enfants, Editions Casterman E3 1981. Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, Editions PUF « Pédagogie d’aujourd’hui », 1974 (2è éd. Remanié) 296 p. Pour une bibliographie plus détaillée, voir http://www.gfen.asso.fr/catalogue/ouvrages/themes/reperes.htm

[9] Les travaux d’Oddone faisaient par ailleurs écho aux avancées de « l’Ergonomie de langue française » autour d’Alain Wisner.

[10] Ces notions sont abondamment développées dans les travaux d’Yves Schwartz auprès de qui nous avons eu le bonheur de nous former dans le cadre du master d’ergologie appelé dans les année 90 « DESS d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail ». Ils sont aussi développés dans les travaux d’Yves Clot et d’autres membres des équipes du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris).

[11] On lira à ce sujet Du mythe de Sosie aux origines de la démarche Sosie (Odette et Michel Neumayer en collaboration avec Sylvie Chevillard), article paru dans la revue « Dialogue » N°125, Travail, s’en affranchir ou le libérer ? A commander sur le site www.gfen.asso.fr – L’article peut par ailleurs être téléchargé sur http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4. Il fait partie d’un dossier complet sur « le Sosie ».

[12] Comprendre le travail pour le modifier – La pratique de l’ergonomie. De F. Guérin, A. Laville, F. Daniellou, J. Duraffourg, A. Kerguelen – Editions de l’ANACT. Novembre 2007 – (Disponible chez www.eyrolles.com)

[13] Cette plaquette sera prochainement disponible en pdf sur notre site.

[14] Odette et Michel Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF éditeur, Paris 2008 (3ème édition) ; Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture, Editions Chronique sociale, Lyon, 2005.

[15] En Belgique notamment à la demande de l’association CGE (Changement pour l’égalité) organisatrice des Rencontres pédagogiques d’Eté (http://www.changement-egalite.be/spip.php?rubrique7)

[16] Cette phrase de Nicolas Boileau (1648 – 1704), un homme d’Église et prédicateur français (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément »), répété à l’envi dans l’école française empêche de considérer l’écriture comme activité pleine et entière et la soumet au diktat d’une pensée qui lui préexisterait.

[17] Texte écrit pour L’Egrenage n°7, bulletin du Groupe Romand d’Education Nouvelle, Genève, 2001 (www.education-nouvelle.ch)

[18] Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Col. Propositions, Paris 1985, p.13

[19] A titre d’exemple, S., enseignante genevoise, écrit dans un moment d’analyse réflexive : « De grands éclats de rire ponctuent les propositions des uns et des autres. Je ne pensais pas qu’il y ait autant de facettes dans le travail d’un enseignant ! La tâche se complique lorsqu’il s’agit de filer la métaphore choisie : les parallèles ne sont pas toujours immédiats ; je me creuse la tête pour trouver les mots justes, des mots inhabituels pour décrire des situations connues. La tentation est grande de glisser vers les « bons mots », d’écrire un joli texte avec une touche d’humour mais qui m’éloigne du but recherché… Pourtant, […] cette activité me permet de mettre en évidence des aspects, volontairement ou non, ignorés, négligés de mon travail. C’est en groupe restreint que nous prenons connaissance des textes de nos collègues, que nous les découvrons sous un nouvel éclairage. »

[20] On connaît les amours insatiables de Jupiter, les mille et une péripéties qui ont inspiré la verve de Plaute et celle de Molière ! Bien qu’on le cite souvent, on connaît moins les détails de l’histoire de Sosie, un être au destin curieux que Jupiter instrumentalisa pour arriver à ses fins ! L’histoire de ce personnage nous replonge dans un fameux quiproquo conjugal dans lequel plusieurs personnages se substituent les uns aux autres : la présence en un même lieu de personnages identiques entraîne une série de confusions et fait rire. […] Le même et l’autre, le double, le dédoublement, le trompe-l’œil sont des figures importantes de notre imaginaire occidental. Nous traitons par ce biais des questions qui renvoient à notre identité et notre singularité : peut-on reproduire un être humain ? Pourrait-on en « cloner » la complexité au point de tromper tout le monde ? L’apparence suffit-elle à faire l’homme et l’habit, le moine ? Quelle est alors sa « vérité » ? Lire la suite de ce texte dans… http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4

[21] Par « activité », concept central de l’analyse des situations de travail, on entendra la production de toute une série de décisions, gestions, anticipations, évaluations qui permettent la réalisation de la tâche. La tâche est visible, l’activité est largement inapparente. Aujourd’hui, dans le travail, ce qui est requis, c’est l’activité, ce qui est rémunéré, c’est la tâche. On voit bien le dilemme… le scandale, diront certains.

[22] Michel de Certeau, Les arts du faire, Collection 10*18.

[23] Yves Schwartz, Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique (Editions PUF, Le travail humain, Paris 1997).