Odette et Michel NEUMAYER
texte paru dans la revue Dialogue (GFEN, Paris)
« On ne peut plus approcher notre univers de manière linéaire avec des a-priori, des dogmes et des concepts. Ce chaos-monde imprévisible, il faut l’approcher avec les forces de l’imaginaire. » EDOUARD GLISSANT (France Culture).
Pour mieux connaître Édouard Glissant, consulter le site …
Dans « Education et cyberculture »[1], Pierre Lévy évoque « le savoir-flux, le travail comme transaction de connaissances » et nous invite à considérer que « ce qu’il faut apprendre [ne pouvant …] plus être planifié ni précisément défini à l’avance […] nous devons nous construire de nouveaux modèles de l’espace des connaissances. A une représentation en échelles linéaires et parallèles, en pyramides structurées par «niveaux», organisées par la notion de prérequis et convergeant vers des savoirs «supérieurs», il nous faut dorénavant préférer l’image d’espaces de connaissances émergents, ouverts, continus, en flux, non linéaires, se réorganisant selon les objectifs ou les contextes et sur lesquels chacun occupe une position singulière et évolutive.»
C’est certainement une intuition de cet ordre qui nous a incités à imaginer, il y a quelques années déjà, l’atelier qui suit. Il doit tout à l’auteur martiniquais Edouard GLISSANT qui, avec cette prescience du poète et bien avant le développement des NTIC, avait exploré la notion de relation et proposé, entre ordre et désordre, l’image du « chaos-monde » : « ce que j’appelle chaos-monde est une représentation extraordinairement proliférante […] de la situation du monde actuel. […] Chaos ne veut pas dire désordre, néant, introduction au néant, chaos veut dire affrontement, harmonie, conciliation, opposition, rupture, jointure entre toutes ces dimensions, toutes ces conceptions du temps, du mythe […] des cultures qui se joignent, et c’est la poésie même de ce chaos-monde qui, à mon avis, contient les réserves d’avenir des humanités d’aujourd’hui ». [2]
Cette approche de la pensée par le fragmentaire, l’archipélique, l’horizontalité, nous avons imaginé la faire vivre à travers les quelques consignes qui suivent. Elles sont un plaidoyer pour une écriture qui voudrait restituer au monde sa complexité et à la pensée son inévitable contingence. Peut-être même faire de cette contingence (« contingent » : «qui peut se produire, ou non » Dictionnaire Le Robert ) une norme nouvelle qui s’opposerait à la pensée de système. Une pensée qui tirerait sa force de la surprise, de l’inédit, du hasard, à l’image de ce que peut provoquer le voyage dans l’Internet, mais aussi l’association libre de la psychanalyse, le travail des surréalistes ou encore certaines pratiques picturales ou musicales contemporaines.
Le déroulement
- Emergence des questions et placement sur un damier-monde
Le « chaos-monde » est à faire émerger, donc, invitation à prendre conscience du foisonnement de questions non résolues dans lesquelles le monde contemporain se trouve (ou se débat). D’abord énoncées oralement dans le grand groupe, ces questions seront reformulées et recopiées ensuite individuellement sur des Canson de format 10×10, de manière à pouvoir être déposées sur un grand damier de 100 cases (de 10X10 également, structure accueillant provisoirement notre chaos-monde.
- Le passage par le travail plastique
Plastiquement, sur un Canson format 10X10 et avec les matériaux mis à disposition (encre de chine, craies grasses, ou autres), chacun représente son petit « chaos-monde » portatif et du jour. On vient le déposer sur le damier à côté des questions déjà placées ou ailleurs.
- Textes explicatifs / textes détours
Dans les questions de la phase n°1, on cherche collectivement, les mots « forts » (mais en vertu de quels critères ?). Chacun en garde un et le travaille sur les axes idéel et matériel. Avec cette moisson, on produit un texte qui tentera d’expliquer une facette du « chaos-monde ».
Puis, production d’un second texte qui prendrait du recul, car « expliquer, ça empêche de comprendre… lorsque ça dispense du détour par l’imaginaire ». Lecture de la citation de Glissant donnée en exergue. On peut pour ce second texte faire jouer les liens entre les questions affichées sur le damier, les productions plastiques et ses propres listes de mots.
- Réécriture ou les textes scrutation
Maintenant, et avant même de lire sa production au groupe, chacun dispose d’une nouvelle feuille format 10×10 pour réécrire, réduire à l’essentiel ce qu’il vient de produire. Lecture. Ces textes, résultats d’une scrutation, sont à leur tour placés sur le damier.
- Textes liens pour tirer des plans sur l’avenir
Pour tirer des plans sur l’avenir et le mettre en perspective on fait, en groupe ou individuellement, un parcours aléatoire et conscient visitant quelques cases sur le damier et passant d’un point Alpha à un point Omega. Entre subjectivité et objectivité, on crée par écrit des liens d’une production à une autre, en s’autorisant des chemins de traverse.
- Textes traductions
« Tu me parles dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends » E. Glissant, Le discours antillais.
Lecture de ces textes-liens. Les participants auditeurs ont pour mission de prendre au vol une expression dans chaque texte lu. Puis, chacun est invité à «comprendre » par écrit une ou plusieurs de ces expressions, dans son propre langage. Lecture de ces « traductions ».
- Discussion
Avant l’analyse collective, réflexion individuelle sur le passage d’un registre de production à l’autre (du travail plastique au travail d’écriture ; du texte explicatif au texte-lien ; de l’écoute au texte-traduction ; écriture et réécriture). Retour sur les réflexions de début d’atelier ; ouvertures mais aussi limites de la pensée archipélique et contingente.
***
Commentaire : de phase en phase, un espace de pensée se constitue dans le damier sous les yeux des participants. Ceux-ci peuvent n’en vouloir retenir que la dimension spatiale, celle que donne un regard panoramique. Ils peuvent aussi chercher à en percer la profondeur par le travail de scrutation, puis de réduction. C’est selon le choix de chacun. L’écriture est tour à tour un outil pour faire des liens et une pratique qui permet d’aller voir du côté de quelques « points intensifs » qui aimantent un réseau de réflexions et de productions qui, peu à peu, se complexifie, c’est-à-dire se structure.
Dans l’un comme dans l’autre des cas, écrire signifie se donner le temps de laisser émerger des fenêtres d’ordre dans le «chaos-monde». Celles-ci sont toujours momentanées et partielles. Elles n’en ont pas moins de force pour chaque sujet en prise avec les mots mais aussi avec le travail plastique. Entre l’instant fixé par la production plastique et le fil que dévide l’écriture voyageuse s’élaborent pour chaque participant de nouvelles manières de penser qui interrogent les pratiques habituelles plutôt fondées sur le déroulement linéaire de la pensée, le rangement et la hiérarchisation des arguments au détriment de la mise en relation et du réseau.
Et si cette prise d’appui sur l’imaginaire était une des manières de mieux comprendre ces nouveaux modes de productions de savoirs et de pensée que les NTIC semblent porter dans leur sillage ? Et si créer, c’était se donner se donner des outils pour s’initier à de possibles lendemains ? Ó
[1] Ouvrage à paraître le 21 novembre aux éditions Odile Jacob.
[2] Extrait de « Ecrire la parole de nuit – La nouvelle littérature antillaise » – Folio Essai N°239, Editions Gallimard 1994