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Odette et Michel Neumayer
Formateurs d’adultes, concepteurs d’ateliers d’écriture
Marseille, France
Ce texte, paru en Italie sur une site consacré aux questions du travail, n’est pas un panorama de la formation d’adultes en France. Il se veut simplement un témoignage, le récit un peu analysé d’une expérience singulière, dans les deux sens du terme :
Notre regard n’est ni sociologique, ni économique, ni historique. Nous souhaitons simplement, partager avec nos lecteurs italiens nos réflexions sur les enjeux de la formation d’adultes dans un pays d’Europe en privilégiant les aspects conceptuel, éthique et pédagogique. Dans le corps de notre texte, nous donnerons d’abord quelques informations sur notre propre parcours dans le monde des formateurs et de la formation puis expliciterons, à partir de trois exemples[2], les tenants et les aboutissants d’une manière de faire qui prend appui sur l’écriture à propos du travail et en fait un tremplin pour la réflexion. Cette approche nous semble actuellement peu explorée. Elle fait appel à des outils et des dispositifs issus des ateliers d’écriture et de création qu’elle tente de croiser avec des concepts venus de la philosophie et de l’ergologie.
En matière de formation, notre approche est clairement celle d’un travail qui vise l’émancipation, le croisement des savoirs, la co-construction et le changement social.
Après avoir été longtemps enseignants nous-mêmes, à Marseille, en collège et en lycée professionnel, nous avons entamé notre parcours dans la formation d’adultes (la formation de formateurs) dans les années 1980. A ce moment-là, le ministre de l’Education nationale, Alain Savary[3], avait décidé de confier aux « militants pédagogiques »[4] la tâche de former leurs pairs dans le but de réduire l’échec scolaire massif et ségrégatif, en particulier au Collège qui accueillait les adolescents, toutes filières confondues. Nous avons répondu à cet appel.
Quelques années plus tard, les politiques éducatives ayant changé, nous avons quitté l’Education nationale et poursuivi notre travail dans un cadre associatif en répondant à des demandes de formation pour des personnels de Municipalités, d’organismes de formation liés au monde syndical, d’organismes parapublics en charge de jeunes en recherche d’emploi. Nous avons aussi travaillé en France et en Belgique avec des associations liées à la lutte contre l’illettrisme.
Parallèlement nous avons organisés nous-mêmes, et continuons de le faire, en Provence, dans le cadre du Groupe Français d’Education Nouvelle, de nombreux stages de pédagogie, ouverts à tous, en nous spécialisant dans les ateliers d’écriture créative et d’arts plastiques[5], mais aussi d’écriture à propos du travail.
La formation dont nous parlons croise les apports de l’Education Nouvelle (avec son mot d’ordre « Tous capables ») et ceux de l’Analyse Pluridisciplinaire des Situations de Travail, appelée aussi « ergologie »[6].
Elle part du constat que ceux qui s’investissent dans le travail au quotidien n’ont pas assez de temps pour parler de celui-ci et écrire à son propos autrement qu’en termes d’organisation. Le manque de mots et de concepts, la difficulté à poser de manière opératoire la question des valeurs, la complexité des questions liées à la mise en patrimoine et au partage de l’expérience, le déficit d’outils (notamment en matière d’écriture) pour solliciter l’imaginaire sont autant d’obstacles. Ils empêchent bien des formateurs de comprendre dans quels contextes ils évoluent, quel impact ils peuvent avoir sur le devenir des milieux professionnels, de quelles marges de manœuvre ils disposent pour les faire évoluer.
Ceci n’est pas sans effet sur l’offre de formation elle-même : la proposition faite aux jeunes en apprentissage, mais aussi aux adultes salariés ou non, devient techniciste et utilitariste. Elle s’enferme dans les « Référentiels nationaux » (en France ceux de l’Education nationale) et reproduit des méthodes anciennes qui pourtant ont fabriqué l’échec. Elle se soumet à la sanction presque exclusive des diplômes et épouse les arguments de l’idéologie dominante pour laquelle formation rime avec adaptation à l’emploi. Elle ne pose pas la question de la formation comme une affaire culturelle et anthropologique… quand l’enjeu serait au contraire de faire du travail une valeur humaine !
Penser, au sein même des collectifs de travail, dans les équipes, dans l’encadrement, chez les élus que le travail puisse construire des solidarités nouvelles, développer une intelligence collective à la hauteur des défis sociaux, éthiques, économiques, écologiques de notre temps, c’est la gageure, compte-tenu du contexte politique et philosophique dans lequel nous intervenons, tentant d’inventer, dans la mesure de nos moyens, des manières de faire différentes…
C’est autour des travaux d’Ivar Oddone[7] que se retrouvent et se croisent fortement, dans les années 1970, l’Education Nouvelle et les recherches sur le travail.
La question du travail n’était pas absente auparavant des réflexions de l’Education Nouvelle. Les recherches et publications de Robert Gloton, résistant et inspecteur de l’Education nationale, l’engagement de la grande pédagogue Claude François-Unger aux côtés des orphelins de la Shoah en témoignent[8]. Ils avaient fait du « travail » le vecteur de leur action : le premier en inscrivant la question des apprentissages et de la transmission des savoirs dans l’horizon plus large d’une école restituant à la valeur « travail » sa dimension émancipatrice ; la seconde en proposant aux orphelins victimes de la barbarie nazie, dans leur chair et leur imaginaire familial, de renouer par le travail, avec l’Humain. Ils suivaient en cela les enseignements de pédagogues de tels que Makarenko et Korczak, de psychologues tels que Wallon.
Avec les travaux d’Ivar Oddone et de son équipe turinoise un tournant a été pris[9]. On s’intéressait désormais aussi à ce qui se passe du côté de l’opérateur, inscrit lui-même dans une « situation de travail »[10]. Le concept « d’activité » (mentale) devenait central.
En matière de formation, la lecture des travaux d’Oddone a eu des conséquences immédiates et sur plusieurs plans. Nous avons été nombreux[11], dans le prolongement de ses écrits, à imaginer des dispositifs qui permettraient de « comprendre le travail pour le transformer » pour reprendre la formule de Jacques Duraffourg[12] et à les faire vivre dans des formations professionnelles, des stages militants, des rencontres.
Deux grands cas de figure se sont présentés : le monde du travail social, le monde enseignant. L’accueil fait à nos propositions de formation a été très différent d’un cas à l’autre.
Dans le contexte de la formation d’enseignants, il s’est avéré très difficile de faire valoir le point de vue du travail car il entrait manifestement en conflit avec l’approche pédagogique classique. Il nous a toujours semblé que le point de vue pédagogique occultait le point de vue du travail.
En pédagogie, on envisage l’espace immatériel de « la classe » comme l’espace naturel. On s’interroge sur les relations entre le maître et l’élève, entre les élèves eux-mêmes aussi, autour des pratiques de savoir. Comment transmettre ? Comment apprendre ? Quel rôle jouent les échanges entre apprenants ? En quoi est-il intéressant de faire produire quelque chose aux apprenants pour asseoir leurs apprentissages et d’entrer dans une logique de projet ? Selon le point de vue adopté (méthode traditionnelle ou constructiviste ou naturelle ou autre) on privilégiera tel ou tel aspect et combattra tel autre, souvent sur le seul terrain idéologique. C’est certainement là une des hypothèses à envisager pour comprendre la difficulté à faire évoluer les débats sur l’enseignement dans nos pays et à penser le changement dans nos systèmes éducatifs.
Quand, à l’inverse, on envisage la notion de « situation de travail », on voit bien que l’espace n’est plus celui de « la classe » mais un espace plus complexe, plus difficile à circonscrire, dans lequel le macroscopique (l’Institution scolaire, elle-même située dans une société et une époque données) dialogue avec le microscopique (l’école, la classe, le quartier, les parents, les objets scolaires, les tâches, etc.). Ce dialogue est à concevoir de manière systémique, sans hiérarchisation entre éléments, en abordant les questions autrement, le regard tourné vers les liens, les feedbacks, les boucles.
Dans une plaquette intitulée Le travail, parlons-en, parue en 1995 dans le cadre du GFEN Provence[13], nous avons tenté de constituer ce « point de vue du travail » en pédagogie sur la base de la recherche d’un groupe bénévole, sachant qu’un tel projet était alors impossible à faire avaliser par les responsables institutionnels de la formation des enseignants dans notre région.
Notre démarche a été de mesurer en quoi des éléments du micro (les objets qui « disent le travail » à l’école ; le paquet de copies à corriger ; le dispositif pédagogique mis en place à l’occasion d’une leçon d’histoire ; le rapport au temps dans la semaine, le mois, le trimestre ; etc.) renvoient à des éléments macroscopiques, ou plutôt contiennent le macroscopique.
Le macroscopique n’est pas le cadre englobant, la scène sur laquelle le quotidien se déploie. Il n’est pas non plus le grand organisateur qui aurait pensé et prévu l’action du pédagogue au quotidien, qui l’aurait prescrite. Ce serait plutôt l’inverse. Le microscopique est travaillé par des éléments macroscopiques. L’opérateur – appelé ici « enseignant » – invente et gère son travail à partir d’un ensemble de facteurs qui relèvent d’un macroscopique plus ou moins large : l’état, la société, les familles, l’inspecteur, les collègues, le quartier, sa formation antérieure, etc. Il est sujet de son travail. Il veut être « sujet de ses normes », pour reprendre l’expression du philosophe Georges Canguilhem. Il s’engage en tant que personne dans la situation, à partir des mille et une microdécisions qu’il prend tout au long de la séquence de travail. Inversement, le macro n’existe que porté par le micro qui l’actualise, porté par des sujets. Le macro est en quelque sorte nourri du micro.
Dans cette formation expérimentale, menée en marge de l’institution scolaire, l’option a été que la clarification entre pairs, entre enseignants au sein d’un groupe, animé par des analystes du travail, peut et doit favoriser les prises de conscience et permettre à chaque opérateur de transformer son travail et son rapport au travail.
Une part importante est réservée à la mise en récits du travail et à la confrontation avec des concepts théoriques tels que travail prescrit / travail réel, situation de travail, variabilité, etc.
Ecrire et faire écrire à propos du travail découle d’une recherche sur les ateliers d’écriture et d’arts plastiques[14] que nous menons en parallèle avec notre travail de formation. Les ateliers d’écriture créative, pour les enfants d’abord, puis pour les adultes, se sont développés en France à partir des années 1960. Nous avons nous-mêmes conçu et animé de nombreux ateliers et stages de formation d’animateurs[15] à partir des années 70-80 autour de trois idées essentielles :
Ces postulats valent aussi, par extension, pour l’écriture à propos du travail. Ecrire et faire écrire est une manière de poser autrement la question de la mémoire individuelle et collective du travail, celle de l’expérience, de sa formalisation, de sa transmission.
Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de mener ce projet en Provence, en Suisse et en Belgique avec des agents municipaux peu coutumiers de la culture écrite, des formateurs de jeunes, des travailleurs en alphabétisation, des agents des Missions Locales en contact avec des publics demandeurs d’emploi, etc.
Si nous avons, à chaque fois, fait le choix de l’écriture, c’est que l’usage des mots ne va pas de soi et que, contrairement à ce qu’énonce Nicolas Boileau, « ce qui se conçoit bien… »[16] ne s’énonce pas clairement et les mots pour le dire viennent pas aisément.
L’exemple de l’atelier intitulé Autoportrait de nous au travail[17], que nous décrivons maintenant par le détail, peut nous éclairer.
Nous connaissons tous la métaphore dans son acception classique : figure de rhétorique ou trope proche de la comparaison qui établit une relation d’équivalence entre deux termes, objets, personnes, univers. Nous savons quel usage les écrivains et poètes en font lorsque, par la métaphore, ils unissent en une formule encore inouïe des réalités distantes et nous plongent dans une délicieuse réflexion, voire parfois dans l’indécision féconde, nourrissant notre imaginaire et suscitant notre désir d’en savoir plus et mieux !
Or, comme l’écrivent George Lakoff et Mark Johnson dans Les métaphores dans la vie quotidienne[18] : « la métaphore est partout présente dans la vie de tous les jours, non seulement dans le langage, mais dans la pensée et l’action. Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature fondamentalement métaphorique […] Les concepts qui règlent notre pensée ne sont pas de nature purement intellectuelle. Ils règlent aussi jusque dans le détail le plus banal notre activité quotidienne. Ils structurent ce que nous percevons, la façon dont nous nous comportons dans le monde et dont nous entrons en rapport avec les autres. […] «
Voici donc notre consigne d’écriture : après avoir lu cet extrait, les participants de l’atelier sont invités à constituer une liste de métaphores possibles pour le métier qu’ils exercent. Ils ont ensuite pour mission d’en choisir une, celle qui leur semble la plus adéquate à la perception qu’ils ont de leur travail ou de leur activité professionnelle, puis de constituer un réservoir de mots lié à cette métaphore et enfin de la développer (c’est à dire la « filer » le plus loin possible) en un texte dans lequel ils évoqueront leur travail.
La métaphore s’impose souvent comme une évidence ! Les métaphores nous attirent, nous donnent leurs mots et prennent pouvoir sur les nôtres. En filant la métaphore, comme il est suggéré par la consigne, la posture d’écriture ne peut être celle de l’introspection ou de la confession classiques. Soucieux de se conformer au contrat implicite du « dire vrai », les participants se trouvent devant une série de contraintes (et d’ouvertures) sémantiques, les mots du réservoir de départ. L’écriture prend un air de défi, celui de la production d’un artefact dont l’intérêt et l’amusement tiennent justement au caractère systématique.
Parallèlement, le décalage, qui est le principe même de la métaphore, a permis de penser de manière heuristique : on s’est regardé et on a regardé les autres sous des masques divers dont on peut maintenant tester et contester la pertinence explicative. Selon qu’on se voit en chef d’orchestre ou en cuisinier, en guide ou en gardien de phare, en pièce d’un puzzle ou en diseuse de bonne aventure, en dompteur ou en oreille, en cabine à haute tension ou en avocat du diable (la liste des métaphores imaginées par les participants lors de diverses animations est longue !), les accessoires, les gestes, les objets, l’environnement changent et le sens donné au travail d’enseignement et de formation n’est plus le même, les valeurs implicites non plus[19].
J’écris encore pour savoir ce que je pense, notait le poète Aragon au soir de sa vie. Pour que l’usage de la métaphore ne fasse pas tomber les participants dans la disproportion, le simplisme ou le systématisme, la consigne est donnée de se « démarquer de ses facilités, de ses fatalités, de prendre de la distance avec ce qui vient d’être écrit » afin de se positionner maintenant plus finement.
Chacun est donc convié à produire un nouveau texte, au choix : une réécriture du texte premier ou un nouvel écrit dans lequel il affine sa position et fait part de ses découvertes. Il peut revenir sur ce qu’il a écrit, se dégager des pesanteurs de la métaphore et de l’obsession de la recherche d’une cohérence textuelle « à tout prix ». Il peut refuser tel ou tel ingrédient de la métaphore, désaturer son texte, nuancer, sortir du rail unique. Dans cette réécriture, le « je » de la métaphore et de la fiction dialogue avec le « moi » d’un sujet inscrit dans la réalité.
Contrairement à ce qui passe dans les formations institutionnelles destinées aux enseignants, on semble plus réceptif à l’analyse des situations de travail dans la formation des adultes exerçant d’autres métiers, dans le travail social. Nous l’avons par exemple vérifié avec des agents territoriaux en charge d’une « fonction d’accueil polyvalent » dans les Mairies, les Maisons de Quartier, les Points Information Jeunes (PIJ).
La demande institutionnelle était de favoriser un processus de professionnalisation, sans que ce terme soit bien défini. Nous l’avons entendu comme prise de conscience des compétences dont chacun se sent porteur à titre personnel et des compétences disponibles dans le milieu de travail.
Nos postulats de départ étaient que
Ces prémisses étant dites et explicitées, entrons dans le détail d’une animation de l’atelier « Sosie »[20] mentionné en relation avec les travaux d’Ivar Oddone en début d’article.
Pour commencer, les participants sont invités à entrer dans une fiction génératrice d’écritures et de réflexion. « Imaginons que pour une raison donnée vous deviez vous absenter de votre travail pendant une dizaine de minutes (lundi prochain, par ex., en milieu de matinée) et envoyer Sosie à votre place… Dans une Lettre à Sosie vous lui précisez, sous forme « d’instructions » à respecter, ce qu’il doit faire pour vous remplacer sans que cela se voie ! Cette lettre doit contenir un maximum de détails pour lui faciliter la tâche ».
Chacun produit un premier texte. Ces textes sont lus en grand groupe, les autres membres de l’atelier ayant pour mission de cliquer sur tel ou tel passage : c’est-à-dire qu’ils invitent l’auteur du texte à reprendre telle ou telle expression qui intrigue, qui pose problème ou semble receler une piste intéressante pour comprendre les finesses du travail à exécuter. Un passage « parlant » dont l’auteur du texte ne semble pas avoir pris la mesure et qu’il a noté « en passant ».
Quand tous les textes ont été lus, chacun reprend tel ou tel passage qui, dans son texte, a fait l’objet d’un clic, et selon une logique hypertextuelle, produit un nouvel écrit, en lien avec l’écrit précédent, donnant lieu à précisions, développements, argumentations, mises en relation.
L’enjeu est d’abord de prendre conscience collectivement de la profondeur du travail réel et de donner ses lettres de noblesse à l’idée de « routines ». Chacun pense en effet que ce travail d’accueil est simple, répétitif, banal. Il n’en est rien et après la lecture des textes écrits, cette évidence se dessine peu à peu par la constitution d’une liste fort longue de tâches, de normes, de valeurs traduites en actes, qui constituent l’activité véritable[21].
C’est elle qui s’est sédimentée sous forme « d’expérience » et aucun récit ne saurait venir totalement à bout de cette complexité ! Le choix de passer par l’écriture en atelier a des effets intéressants : il ralentit le temps et fixe l’attention sur « les mots pour le dire ». Il valorise ce qui a été vécu et le fait entrer dans une bibliothèque de textes, une intertextualité, qui lui donnent sens. Par le jeu « des clics » il met en évidence que l’analyse de l’activité est inépuisable et le travail prescrit, celui qui, par le biais des fiches de poste et autres classifications, fixe la rémunération du travail, apparaît en comparaison scandaleusement sibyllin et technique.
L’activité mentale des opérateurs est revalorisée à leurs propres yeux. Ils apprennent à lire au positif ce qu’ils présentaient souvent d’abord comme aliénation de soi dans un rapport salarial mutilant. Ils prennent conscience de ce que Michel de Certeau appelle « l’intelligence rusée »[22], individuelle et collective.
La mise en tension de deux registres : le « registre I », celui du programme et le « registre II » celui de l’activité permet alors de mieux comprendre en quoi le travail est un acte singulier ET social.
Cette distinction, proposée par Yves Schwartz[23] est essentielle : « Tout acte de travail est étroitement subordonné à la connaissance produite sous toutes ses formes en relation avec ce travail à réaliser et à l’expérience et l’histoire toujours singulières de ceux qui la réalisent […] Le registre 1 est donc défini comme l’axe des règles, des normes, du travail prescrit, des objectifs définis, des résultats escomptés, des critères de gestion, des données monétaires, des investissements matériels, du quantitatif ; c’est l’axe du langage codé, des organigrammes, des logiques ; bref, de tout ce qui est quantifié, normalisé, déjà mis en patrimoine […] Le registre 2 est celui de l’histoire, de l’usage, du travail réel, des aspects qualitatifs, de la subjectivité, des investissements immatériels […] l’axe de ce qui est en attente de formalisation » (p.247-248)
Dans le prolongement des récits, nous proposons la lecture d’extraits plus longs du livre d’Yves Schwartz : la distribution, dans ce cadre de stage, d’un texte théorique est un vrai défi tant sa lecture semble ardue au départ. Le texte se clarifie peu à peu par l’échange entre participants et par notre détermination à faire valoir le « tous capables » : « tous capables » de faire du sens dans un texte théorique, de réduire peu à peu l’inconnu, de recourir à des exemples, de croiser les points de vue, de confronter les interprétations, d’entrer dans l’intelligence d’une pensée donnée à lire dans un livre.
Puis nous produisons avec les participants un début d’inventaire de ce qui entre dans chacun des deux registres ainsi qu’un schéma de la situation de travail d’un agent « chargé d’accueil » : elle a pour objet de faire apparaître les liens entre les aspects personnels ou subjectifs et les aspects institutionnels. Elle permet d’identifier et de pondérer le rôle des divers partenaires en interaction avec la structure d’accueil : l’Etat avec ses missions, ses manières de mettre en place les politiques publiques, ses découpages administratifs, etc. ; les collectivités territoriales avec leurs projets, leurs moyens matériels, leurs choix politiques, en cohérence ou non avec l’Etat, etc. ; les financeurs (Caisse d’allocation familiale, Fonds européens, etc.) ; les autres partenaires (Bailleurs sociaux, écoles, Centres de formation, santé, etc.).
On discute alors pour comprendre les cohérences, identifier les nœuds de tension (souvent vécus sur le seul registre de la souffrance psychique), préciser les positionnements des employeurs de ces personnels d’accueil, apprendre à distinguer le rapport au travail du rapport à la tâche, du rapport à l’employeur.
Quant aux publics, premier objet de « souci » des personnels d’accueil, ils ne sont plus au centre mais un élément parmi d’autres dans un système. Ils ne sont ni prescripteurs, ce que pensent ceux qui, en début de formation, disent : « Nous devons avant tout répondre à la demande du public », même s’ils pèsent sur la manière dont le travail se réalise. Ni seulement bénéficiaires car ils sont aussi acteurs sociaux, électeurs, citoyens susceptibles d’agir sur la manière dont le travail social est pensé dans notre société. Ni objets, ni ignorants mais des sujets informés de bien des choses concernant leur situation de vie, bien des éléments que les personnels chargés d’accueil découvrent souvent avec eux.
Quand les institutions qui commanditent des actions de formation formulent leurs demandes, leurs attentes, leurs espoirs elles le font en général de manière assez floue. Même quand les appels d’offre entrent dans les détails, déclinant objectifs, contenus, méthodes, évaluation, la manière dont les formateurs y répondent reste entourée de mystère.
Trois facteurs construisent, nous semble-t-il, une situation de formation.
La formation qui nous intéresse est celle qui pose comme essentiel pour les sociétés modernes le développement de ce troisième axe, cherchant sans relâche à inventer des dispositifs qui ajoutent de l’humain à l’humain. C’est celle qui affirme qu’il est urgent d’inventer des pratiques solidaires dans un monde qui ne l’est pas… encore.
Carnoux, le 20 juin 2008.
[1] Il s’agit d’une période qui débute vers 1990 et se poursuit jusqu’à aujourd’hui, en 2008
[2] Deux exemples dans le domaine de la formation d’enseignants / formateurs, un exemple dans celui du travail social.
[3] Alain Savary, né en 1918 à Alger et décédé en 1988 à Paris est un homme politique français, membre du Parti socialiste, et un ancien ministre de l’Éducation (1981-1984), créateur des ZEP (zones d’éducation prioritaires). Membre de la Résistance dès juin 1940, il siège en 1944 à l’Assemblée consultative provisoire pour y représenter les Compagnons de la Libération. En 1956 il est secrétaire d’État, puis membre fondateur du Parti socialiste unifié. En 1969 il devient Premier secrétaire du Parti Socialiste et adopte la stratégie de l’union de la gauche. En 1981, il devient ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de Pierre Mauroy. Il y fait voter une loi de réforme de l’enseignement supérieur à laquelle son nom reste attaché. Il est aussi chargé d’unifier l’enseignement secondaire et de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite école libre) et école publique. […] Désavoué par François Mitterrand, il remettra sa démission du gouvernement quelques heures avant l’annonce de la démission complète du gouvernement Mauroy en juillet 1984. (Source Wikipedia).
[4] On désigne par là des personnes membres de diverses associations d’Education populaire et d’Education nouvelle. Ces associations, qui se référent à Rousseau, Marx, Montessori, Freud, Makarenko, Wallon, Freinet et d’autres, réunissent, à l’occasion de stages, de rencontres nationales et internationales, aussi bien des enseignants, que des formateurs, des travailleurs sociaux, des parents. Elles publient de nombreux livres et revues croisant pédagogie et analyse politique et interviennent dans les débats autour de l’école, de l’éducation, de la pédagogie, etc. Pour la France, on consultera notamment les sites du Groupe Français d’Education nouvelle (http://www.gfen.asso.fr), du Centre d’entrainement aux méthodes d’éducation active (http://www.cemea.asso.fr/), de l’Association française pour la lecture (http://www.lecture.org), de la Pédagogie Freinet (http://www.icem-pedagogie-freinet.org), de la Pédagogie Institutionnelle (http://www.ceepi.org).
[5] Pour en savoir plus, on peut consulter le site www.ecriture-partagee.com
[6] « Créé au sein de l’UFR » Civilisations et Humanités « , le Département » Institut d’Ergologie » a pour ambition, tant au niveau de la recherche que de l’enseignement, de renouveler les modalités de transmission et d’élaboration des savoirs sur le travail et plus généralement sur l’ensemble des activités humaines. Issu d’un dispositif original, l’APST (Analyse pluridisciplinaire des situations de travail), le principe qui anime sa démarche est d’associer au sein du Département et de son réseau de collaborations nationales et internationales des universitaires de toutes origines disciplinaires et des acteurs de la vie économique et sociale de tous secteurs et de toutes qualifications. » Extraits de la page d’accueil du site www.ergologie.com/
[7] Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière – Vers une autre
psychologie du travail, paru en France en 1981 (Traduction d’Ivano et Marie-Laure Barsotti, préfacé par Yves Clot). Editions sociales. Première édition italienne : 1977.
[8] Robert Gloton, Le travail valeur humaine : une école pour nos enfants, Editions Casterman E3 1981. Claude François-Unger, L’adolescent inadapté, Editions PUF « Pédagogie d’aujourd’hui », 1974 (2è éd. Remanié) 296 p. Pour une bibliographie plus détaillée, voir http://www.gfen.asso.fr/catalogue/ouvrages/themes/reperes.htm
[9] Les travaux d’Oddone faisaient par ailleurs écho aux avancées de « l’Ergonomie de langue française » autour d’Alain Wisner.
[10] Ces notions sont abondamment développées dans les travaux d’Yves Schwartz auprès de qui nous avons eu le bonheur de nous former dans le cadre du master d’ergologie appelé dans les année 90 « DESS d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail ». Ils sont aussi développés dans les travaux d’Yves Clot et d’autres membres des équipes du CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers, Paris).
[11] On lira à ce sujet Du mythe de Sosie aux origines de la démarche Sosie (Odette et Michel Neumayer en collaboration avec Sylvie Chevillard), article paru dans la revue « Dialogue » N°125, Travail, s’en affranchir ou le libérer ? A commander sur le site www.gfen.asso.fr – L’article peut par ailleurs être téléchargé sur http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4. Il fait partie d’un dossier complet sur « le Sosie ».
[12] Comprendre le travail pour le modifier – La pratique de l’ergonomie. De F. Guérin, A. Laville, F. Daniellou, J. Duraffourg, A. Kerguelen – Editions de l’ANACT. Novembre 2007 – (Disponible chez www.eyrolles.com)
[13] Cette plaquette sera prochainement disponible en pdf sur notre site.
[14] Odette et Michel Neumayer, Animer un atelier d’écriture – Faire de l’écriture un bien partagé, ESF éditeur, Paris 2008 (3ème édition) ; Pratiquer le dialogue arts plastiques, écriture, Editions Chronique sociale, Lyon, 2005.
[15] En Belgique notamment à la demande de l’association CGE (Changement pour l’égalité) organisatrice des Rencontres pédagogiques d’Eté (http://www.changement-egalite.be/spip.php?rubrique7)
[16] Cette phrase de Nicolas Boileau (1648 – 1704), un homme d’Église et prédicateur français (« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément »), répété à l’envi dans l’école française empêche de considérer l’écriture comme activité pleine et entière et la soumet au diktat d’une pensée qui lui préexisterait.
[17] Texte écrit pour L’Egrenage n°7, bulletin du Groupe Romand d’Education Nouvelle, Genève, 2001 (www.education-nouvelle.ch)
[18] Les métaphores dans la vie quotidienne, Editions de Minuit, Col. Propositions, Paris 1985, p.13
[19] A titre d’exemple, S., enseignante genevoise, écrit dans un moment d’analyse réflexive : « De grands éclats de rire ponctuent les propositions des uns et des autres. Je ne pensais pas qu’il y ait autant de facettes dans le travail d’un enseignant ! La tâche se complique lorsqu’il s’agit de filer la métaphore choisie : les parallèles ne sont pas toujours immédiats ; je me creuse la tête pour trouver les mots justes, des mots inhabituels pour décrire des situations connues. La tentation est grande de glisser vers les « bons mots », d’écrire un joli texte avec une touche d’humour mais qui m’éloigne du but recherché… Pourtant, […] cette activité me permet de mettre en évidence des aspects, volontairement ou non, ignorés, négligés de mon travail. C’est en groupe restreint que nous prenons connaissance des textes de nos collègues, que nous les découvrons sous un nouvel éclairage. »
[20] On connaît les amours insatiables de Jupiter, les mille et une péripéties qui ont inspiré la verve de Plaute et celle de Molière ! Bien qu’on le cite souvent, on connaît moins les détails de l’histoire de Sosie, un être au destin curieux que Jupiter instrumentalisa pour arriver à ses fins ! L’histoire de ce personnage nous replonge dans un fameux quiproquo conjugal dans lequel plusieurs personnages se substituent les uns aux autres : la présence en un même lieu de personnages identiques entraîne une série de confusions et fait rire. […] Le même et l’autre, le double, le dédoublement, le trompe-l’œil sont des figures importantes de notre imaginaire occidental. Nous traitons par ce biais des questions qui renvoient à notre identité et notre singularité : peut-on reproduire un être humain ? Pourrait-on en « cloner » la complexité au point de tromper tout le monde ? L’apparence suffit-elle à faire l’homme et l’habit, le moine ? Quelle est alors sa « vérité » ? Lire la suite de ce texte dans… http://gfen66.infini.fr/gfen66/spip.php?article4
[21] Par « activité », concept central de l’analyse des situations de travail, on entendra la production de toute une série de décisions, gestions, anticipations, évaluations qui permettent la réalisation de la tâche. La tâche est visible, l’activité est largement inapparente. Aujourd’hui, dans le travail, ce qui est requis, c’est l’activité, ce qui est rémunéré, c’est la tâche. On voit bien le dilemme… le scandale, diront certains.
[22] Michel de Certeau, Les arts du faire, Collection 10*18.
[23] Yves Schwartz, Reconnaissance du travail. Pour une approche ergologique (Editions PUF, Le travail humain, Paris 1997).